Les deux condamnées apparurent à l’encoignure de la place et furent saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson. Chacune d’elle était entourée d’un fort peloton d’archers. Celle qu’on appelait Madeleine Fourcaud marchait la première, à plus de cinquante pas de celle qu’on appelait Jeanne Fourcaud, les deux troupes ayant été séparées par de larges afflux de peuple.
Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se penchait à demi Fausta, pareille, en cette minute, à l’ange de la mort. Les yeux de Guise, les yeux des gentilshommes de l’estrade, les yeux de la multitude étaient braqués sur Madeleine Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.
– Belle fille! dit Guise.
Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si elle eût été la descendante de quelque gitane. Et cette apparence même achevait d’exaspérer la foule.
– À mort! À mort!… À la hart!… Au bûcher!…
L’énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus sauvage… Madeleine atteignait le bûcher qui lui était destiné!… Madeleine!… Flora… la fille aînée de Belgodère…
Elle jeta autour d’elle un regard mourant qu’emplissait la suprême angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie, harponnée par les mains de deux aides, enlevée, accrochée par le cou, et une acclamation furieuse retentit: Madeleine Fourcaud, vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde… Dans la même seconde, dix, vingt, cinquante forcenés se ruaient sur le bûcher, arrachaient les torches aux mains des bourreaux trop lents, et les jetaient dans les fascines.
Une fumée blanche s’éleva, très droite, vers le ciel, puis, presque aussitôt, les flammes écarlates déchirèrent cette fumée. La tunique s’enflamma et tomba, retenue qu’elle était par un simple ruban: le corps de Madeleine apparut dans la sinistre impudeur de cette nudité faite par les flammes, uniquement vêtue dès lors de ces voiles rouges du feu qui l’enveloppait…
Guise regardait et répétait:
– Belle fille, par ma foi! belle…
Le dernier mot s’étrangla dans sa gorge. Son visage devint livide, comme s’il eût été frappé d’un mal foudroyant. Sa bouche ouverte pour jeter un cri d’épouvante ne laissa passer aucun son. Ses yeux exorbités venaient de se fixer sur la deuxième condamnée qu’on traînait à son bûcher.
– À l’autre! hurlait le peuple.
Et cette autre, Guise la voyait! Guise affolé, frappé de stupeur et d’horreur, la reconnaissait!… Cette autre, vêtue aussi de la longue tunique blanche, c’était celle qui hantait ses rêves, dont l’image vivait en lui, celle qu’il aimait enfin d’une passion irréfrénable, c’était Violetta!…
Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d’or, elle marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d’un bleu presque violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait la mort. Tout à coup, elle vit le gibet! Elle vit le bûcher! Elle vit le corps de Madeleine qui tournoyait dans les flammes. Elle eut un geste d’indicible terreur et elle se raidit…
Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud! Il ne se le demanda pas. Il ne vivait plus. Il n’y avait plus en lui qu’une pensée: la sauver! la sauver à tout prix! Il se souleva à demi, prêt à jeter un ordre…
– Qu’allez-vous faire? gronda à son oreille une voix qu’il reconnut.
Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d’un geste fou, lui montra Violetta.
– Je sais! dit Fausta avec une effrayante froideur. Elle est condamnée. Il faut qu’elle meure…
– Non, non! haleta Guise.
– Sauvez-la donc, si vous pouvez!… Insensé! Ne comprenez-vous pas que l’amour de ce peuple pour vous va se changer en haine! que si vous lui arrachez une Fourcaude, vous n’êtes plus le fils de David, le pilier de l’Église! que vous devenez le champion de l’hérésie! qu’on ne vous portera pas au Louvre, mais à la Seine!… Allons, levez-vous! donnez l’ordre qui va sauver la damnée! Et vous allez voir comment Paris exécute ces ordres-là!…
Guise retomba sur son fauteuil!… Il ne jeta pas l’ordre sauveur!… Il trembla pour sa royauté, pour sa vie!… Blême, secoué d’un tremblement convulsif, il baissa la tête et murmura seulement:
– Oh! c’est affreux! Je ne veux pas voir!…
Et il ferma les yeux.
Fausta recula de deux pas, un terrible sourire éclaira son visage et elle murmura:
– J’ai vaincu!…
À cette seconde, des vivats, des applaudissements frénétiques éclatèrent dans la foule; une bande, impatiente sans doute de brûler la deuxième Fourcaude, venait de se ruer sur les gardes qui entraînaient Violetta… Fausta jeta un cri d’effroyable détresse…
À la tête de cette bande, elle venait de reconnaître un homme qui fonçait tête basse, entrait comme un coin dans la multitude, parvenait jusqu’à Violetta et la saisissait. Et cet homme, c’était Pardaillan!…
* * * * *
Le chevalier de Pardaillan et le fils de Charles IX s’étaient élancés de l’auberge de la Devinière , suivis de Picouic. Quant à Croasse, ce départ rapide, les armes à la main, ne lui avait rien présagé de bon, et fidèle à ses habitudes de prudence, il s’était tout simplement renfermé dans la chambre du chevalier en murmurant:
– S’il doit y avoir bataille, autant vaut-il que ce soit ici. Moi, d’abord, j’aime à être seul quand je me bats, depuis que j’ai découvert que j’étais brave.
– Cher ami, disait Charles en courant près de Pardaillan, je me sens revivre puisqu’elle vit. Mais où est-elle? Ah! pour la conquérir, je tiendrais tête à tout Paris!…
– Tant mieux, monseigneur, tant mieux! dit Pardaillan d’une voix singulière. Je ne sais si mon instinct me trompe, mais il me semble flairer une odeur de bataille, et j’ai des fourmillements dans le sang, comme toutes les fois que j’ai eu à en découdre…
– Nous allons donc nous battre?
– Je ne sais… Mais courons toujours.
– Qu’allons-nous faire sur la place de Grève?
– Vous voulez que je vous le dise? dit le chevalier en précipitant sa course.
– Je vous en prie.
– Eh bien, je crois que nous allons voir Violetta!…
Charles pâlit, étouffa un cri, et bondit d’un élan de tout son être.
– Oh! reprit-il au bout de quelques minutes, entendez-vous, Pardaillan?
– Oui! fit le chevalier en frémissant. Je reconnais ces rumeurs-là. Je les ai entendues déjà deux ou trois fois dans ma vie. Et à chaque fois que j’ai entendu Paris pousser de ces grognements, c’est que Paris allait commettre un crime…
– Un crime!… Pardaillan, vous avez appris quelque chose que vous me cachez!…
Pour toute réponse, le chevalier, grommela un juron et précipita sa marche. Que pensait-il? Que redoutait-il? Rien de précis. Il courait à la place de Grève parce que Fausta lui avait donné rendez-vous sur la place de Grève, en prononçant le nom de Violetta.
Lorsqu’ils débouchèrent, haletants et couverts de sueur, sur la place où roulait le flot tumultueux, d’où montaient des hurlements et des acclamations, Pardaillan s’adressa au premier bourgeois venu:
– Que se passe-t-il?…
– Ne le savez-vous pas? on va pendre et brûler les damnées Fourcaudes en présence de Mgr de Guise.
– Ouf! ne put retenir Pardaillan. Ce n’est pas elle qu’on va tuer!…
– Elle! haleta le jeune duc en pâlissant. Qu’aviez-vous donc pensé?…
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