– Vous êtes sûr, dit Pardaillan au bourgeois, qu’il s’agit des Fourcaudes?
– Parbleu!…
– Et combien sont-elles?…
– Deux: Madeleine et Jeanne.
– Pauvres filles! murmura Pardaillan en se reprochant le mouvement de joie qu’il venait de ressentir.
– Pardaillan! murmura Charles. Au nom du ciel, que soupçonnez-vous donc?…
– Rien maintenant, rien. Je soupçonnais… mais à quoi bon?… Et pourtant! se reprit-il tout à coup.
– Allons-nous-en, si vous ne soupçonnez rien, reprit Charles. Ces spectacles me font un mal affreux.
– Avançons au contraire! dit Pardaillan.
Et aussitôt, se mettant à jouer des coudes et des épaules, il s’avança vers les bûchers surmontés de leurs potences.
– Bonjour, monsieur le chevalier, dit tout à coup près de lui une voix féminine.
Pardaillan considéra attentivement la jeune femme fardée qui venait si hardiment de le saisir par le bras.
– Où diable vous ai-je vue, mignonne?
– Quoi! vous ne vous souvenez pas de l’ Auberge de l’Espérance ?. La soirée où vous vîntes voir la bohémienne qui disait la bonne aventure?… Vous m’avez donné deux écus, et moi je vous ai donné… mon adresse.
– Loïson! fit le chevalier avec un sourire.
– Ah! vous vous rappelez mon nom! s’écria gaîment la ribaude.
Une rafale de hurlements interrompit Loïson… C’était Guise qui, à ce moment, débouchait sur la place avec sa royale escorte et allait, au milieu des acclamations, s’installer sur l’échafaud.
– Et que fais-tu ici? reprit Pardaillan attendri par le regard de gratitude admirative de la ribaude.
– Dame, fit Loïson, je cherche aventure.
– Avec ton ami le Rougeaud? dit le chevalier en riant.
– Avec tous et toutes, dit Loïson. Tenez, monsieur le chevalier, regardez du côté des bûchers…
– Eh bien?… Je ne vois que bourgeois agitant leurs toques comme des possédés et criant comme si on les saignait!…
– Oui, et pendant qu’ils se démènent, plus d’une bourse tombe dans la main des nôtres. Ce soir il y aura grande ripaille à la Petite Truanderie, et si monsieur le chevalier voulait… la Truanderie a gardé de vous un tel souvenir depuis la scène de l’auberge de l’ Espérance … que…
Loïson n’eut pas te temps de développer l’honorable invitation qu’elle avait sur les lèvres. Une nouvelle rafale de clameurs plus exaspérées passa sur la Grève et agita violemment les masses profondes de la multitude. Cette fois, c’étaient les Fourcaudes, les condamnées qui apparaissaient, Madeleine marchait la première, entourée par les archers, qui à grand-peine la protégeaient contre la foule impatiente de tuerie.
À ce moment, Charles d’Angoulême était à quelques pas de Pardaillan. Il tournait le dos au côté de la place par où arrivaient les Fourcaudes.
Son regard flamboyant s’était fixé sur le duc de Guise dont il appelait le regard; sa main tourmentait la garde de sa rapière; des pensées de folie envahissaient son cerveau; il méditait l’acte insensé: bondir sur cette estrade, braver et provoquer le duc – le ravisseur de Violetta et l’assassin de Charles IX! – l’insulter au milieu de toute sa cour de gentilshommes, au milieu de ce peuple idolâtre qui lui formait une autre cour telle que jamais roi n’en avait eue et lui crier:
– Duc, tu as accepté mon défi sur cette même place de Grève! Dégaine donc et défends-toi à l’instant si tu ne veux pas que je te proclame à la face de Paris deux fois lâche et deux fois félon!…
Ce fut à ce moment, disons-nous, que la ribaude Loïson se haussant sur la pointe des pieds pour voir, elle aussi, les condamnées, vit venir Madeleine… La ribaude esquissa le signe de croix, car elle était bonne catholique. Mais sa main s’arrêta soudain dans le geste qu’elle commençait. À cet instant même elle venait d’apercevoir la deuxième condamnée… celle qu’on appelait Jeanne Fourcaud…
– Oh! murmura-t-elle, voilà qui est étrange!
Pardaillan, lui aussi, venait d’apercevoir la condamnée. Pardaillan n’avait jamais vu Violetta. Pardaillan ne connaissait pas Violetta. Mais il tressaillit. Mille fois, le duc d’Angoulême lui avait détaillé le portrait de Violetta, ses cheveux de soie d’or, ses yeux d’un bleu si bleu qu’ils en étaient violets, son visage d’une si belle harmonie de grâce et de fierté…
Pardaillan jeta un rapide regard du côté de Charles. Les paroles de Fausta résonnèrent à ses oreilles… ce rendez-vous sur la Grève à dix heures… Dix heures sonnaient à la grande horloge de l’hôtel des prévôts. Les acclamations et les clameurs de mort se croisaient, rugissaient dans un véritable remous… Et ce fut dans cette seconde où un doute effroyable traversait l’esprit de Pardaillan que la ribaude Loïson murmura:
– Oh! voici qui est vraiment étrange!… Je connais cette jeune fille!…
– Tu la connais! haleta Pardaillan qui saisit le bras de Loïson. Tu connais cette Fourcaude?…
– Certes!… Elle était à l’auberge de l’ Espérance avec le bohémien, avec les deux grands escogriffes, avec la diseuse de bonne aventure que vous avez emmenée… ils l’appelaient Violetta…
Le visage de Pardaillan se transfigura. Un sombre désespoir le convulsa. D’un rapide regard circulaire, il embrassa la Grève, l’estrade chargée de gentilshommes armés, les rangs d’archers et de hallebardiers, et cette foule énorme, pareille à un océan démonté. Et ce regard s’emplit d’une immense pitié lorsqu’il se posa sur Charles d’Angoulême.
– Allons, dit-il presque à haute voix, tentons l’impossible… Et s’il faut mourir ici, après tout, ce sera une fin digne de moi!
Loïson avait suivi pour ainsi dire la pensée du chevalier. Elle entendit ces paroles. Elle vit Pardaillan s’élancer vers le duc d’Angoulême. Et avec la rapidité d’intuition qui, en ces circonstances, dépassait la rapidité de l’éclair, elle eut cette pensée jaillie du choc des paroles et des attitudes de Pardaillan:
– Il aime la condamnée! C’est elle qu’il venait chercher à l’ Espérance ! Il va mourir pour elle!…
Et à son tour, dans le même instant, Loïson s’élança, fonça à travers les groupes de bourgeois, si haletante, si furieuse et si échevelée qu’on s’écartait avec des cris d’effroi et d’étonnement. Pardaillan atteignit Charles. L’instant était suprême, et il fallait risquer tout pour tout.
– Que regardez-vous? demanda-t-il.
Charles se retourna et vit le chevalier tout blanc, la paupière plissée laissant filtrer un regard aigu comme une lame d’acier, la lèvre tremblante et la moustache hérissée, tel qu’il l’avait vu une fois déjà. Il n’eut pas le temps de répondre. Pardaillan étendait le bras vers la condamnée… Jeanne Fourcaud… qui à ce moment n’était plus qu’à vingt pas du bûcher et d’une voix étrange dont le calme éveillait des échos terribles, Pardaillan disait:
– C’est là qu’il faut regarder!…
Charles eut ce chancellement soudain. Un cri farouche, un cri qui domina les clameurs de la foule, un cri qui fut entendu de toute l’estrade et attira violemment l’attention de Guise, de Fausta, de Maineville, de Bussi-Leclerc, de Maurevert, de tous!…
En même temps, Charles s’élança, suivant Pardaillan qui se ruait dans un élan furieux. Pardaillan avait tiré sa puissante rapière. Il la tenait par la lame et se servait de la lourde garde de fer comme d’une massue.
– Oui! oui! râla Charles, mourir ici! Pour elle! Avec elle!…
Pardaillan bondissait. Si on ne s’écartait pas, il assommait. Le pommeau de fer frappait à coups sourds, et des hommes tombaient, à droite, à gauche… La foule s’ouvrait, éventrée… ceux qui étaient devant lui, se retournant aux cris de douleur et d’épouvante, fuyaient à gauche, fuyaient à droite. Des remous formidables entraînaient des paquets d’hommes… des vociférations, des insultes, des hurlements éclataient… et Pardaillan passait, flamboyant comme un météore, effrayant à voir avec son terrible sourire figé au coin de la lèvre tremblotante, sous la moustache hérissée… En un instant inappréciable, il y eut un large espace vide entre Pardaillan et les archers qui entraînaient Violetta.
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