Charles, suspendu aux lèvres de Croasse, l’écoutait comme il eût écouté un messie. Pour la centième fois, Croasse raconta comment il avait vu des gens de mauvaise mine se glisser vers l’enclos de l’abbaye, comment il avait été intrigué et, n’écoutant que son courage, les avait suivis; puis comment, étant parvenu à monter sur le toit de la maisonnette, il avait réussi à se glisser dans une soupente d’où il avait vu l’intérieur, et dans cet intérieur, Violetta prisonnière, gardée à vue par sept ou huit hommes armés jusqu’aux dents.
– Alors, poursuivit-il, j’ai attendu la nuit. J’avais mon idée. Je voulais absolument sauver Violetta.
– Brave Croasse! fit Charles. Tiens, prends cette bourse…
– Merci, monseigneur. Donc, quand j’ai vu les gardes de Violetta endormis, succombant aux libations, car ces misérables ont vidé je ne sais combien de bouteilles tandis que je mourais de soif dans ma soupente, je suis descendu et me suis dirigé vers la porte de la pièce où était enfermée Violetta. Mais juste comme j’allais ouvrir, cinq ou six nouveaux sbires sont entrés subitement et ont réveillé les premiers en leur disant qu’il fallait transférer la prisonnière dans un lieu qu’ils n’ont pas nommé. J’ai voulu me cacher; trop tard! Ils m’avaient vu, et tous ensemble sont tombés sur moi avec leurs épées; j’en porte les marques, voyez!
Et Croasse, relevant ses manches, montra en effet des taches noirâtres qui les marbraient.
– Mais, fit Pardaillan, ce ne sont pas là des coups d’épée?
– Vous croyez, monsieur le chevalier?
– J’en suis sûr. On dirait des coups de trique…
Croasse eut une grimace intraduisible en songeant au gourdin de Belgodère. Mais reprenant tout son aplomb:
– Je vais vous dire: grâce à ma présence d’esprit, ces sacripants n’ont pu me toucher de leurs épées; mais en me défendant je me cognais aux meubles et aux murs… Alors, vous comprenez?
– Oui, dit froidement le chevalier, tu as été assommé à coups de muraille, voilà l’explication.
– Voilà bien l’explication fit Croasse enchanté. Cependant, succombant sous le nombre, je fus forcé de battre en retraite, et tandis qu’une partie des sacripants s’acharnait sur moi, l’autre entraînait Violetta.
– Et pourquoi n’es-tu pas venu nous prévenir aussitôt?
– Songez, monsieur le chevalier, que jusqu’au jour je me suis battu sur les pentes de Montmartre; j’ai dû en tuer quelques-uns. Bref, ce n’est qu’après mainte escarmouche, tantôt attaqué, tantôt attaquant, que j’ai pu mettre en fuite les deux derniers de mes ennemis. Alors j’ai couru à la rue des Barrés et, ne vous y trouvant pas, je suis venu ici.
La vérité comme on s’en doute était beaucoup plus simple. Après le départ de Belgodère et de Violetta, Croasse était descendu de sa soupente, s’était esquivé, avait attendu dans les marécages l’ouverture des portes de Paris et, comme l’ordre du duc de Guise était de ne laisser sortir personne, mais non d’empêcher d’entrer, il avait bravement pénétré dans Paris.
Si Charles d’Angoulême et Pardaillan n’ajoutaient que peu de foi à l’odyssée extraordinaire de Croasse, ils n’en laissèrent rien paraître. L’essentiel était que Violetta était vivante. Sur ce point, Croasse était affirmatif et il n’y avait aucune raison de douter de sa parole. Mais alors, qu’avait-on fait de Violetta? Où avait-elle été entraînée? Tout à coup, Pardaillan pâlit.
– La place de Grève! murmura-t-il. Pourquoi la damnée Fausta a-t-elle parlé de Violetta?… Pourquoi m’a-t-elle donné rendez-vous ce matin à dix heures, sur la place de Grève?… Est-ce que… Oh! l’effroyable créature!…
Il jeta les yeux sur l’horloge. Elle marquait neuf heures, et demie.
– En route, dit d’une voix qui fit frissonner Charles. Duc, armez-vous solidement… et suivez-moi!…
– Où allons-nous?… haleta Charles.
– À la place de Grève! répondit Pardaillan qui s’élança.
Belgodère avait achevé la nuit sur la place de Grève, suivant les allées et venues des aides qui construisaient les machines destinées au supplice de Madeleine et Jeanne Fourcaud. Ces machines, d’une formidable simplicité, consistaient en deux potences pareilles à toutes les potences.
Seulement, autour de chacune de ces potences, on avait entassé des fascines méthodiquement disposées, et au-dessus des fascines, des pièces de bois sec. Cela formait deux grands cubes très réguliers, semblables à ces amas de bois que les bûcherons arrangent pour les vendre par stères.
À la corde, on pendait le ou la condamnée. Puis, on mettait le feu aux fascines. Les flammes montaient, enveloppaient le corps, brûlaient enfin la corde; le corps tombait dans le brasier et achevait de se consumer.
Belgodère assista donc à ces préparatifs. Lorsque les deux bûchers furent terminés autour des deux potences, il vit que les mêmes ouvriers édifiaient un large échafaud auquel on accédait par quatre marches et qui fut entièrement recouvert d’un tapis.
– Pour qui cette estrade? demanda-t-il à l’un des travailleurs.
– Ne savez-vous pas que le fils de David et toute sa suite doivent assister au supplice des Fourcaudes?
– Le fils de David? Ah! Ah!… Le fils de David! diable! Et qui est ce fils de David?
– Mgr de Guise, fit dédaigneusement l’ouvrier. Mais d’où sortez-vous donc, mon brave homme?
Belgodère éclata de rire.
– C’est un fou, grommela le travailleur en s’éloignant.
Belgodère n’était pas fou. Simplement, il songeait ceci:
– Allons, bon! La fête sera complète. Guise assistant au supplice de Violetta!… Fameux!
Cependant, le jour venait, et à mesure que la lumière inondait la place, elle se remplissait peu à peu de monde. De tous les coins de Paris, des groupes endimanchés et rieurs arrivaient et prenaient place. Comme le disait Belgodère, c’était une fête qui se préparait. Des marchands de flans et d’hydromel circulaient dans la multitude. Le peuple riait.
Vers huit heures, une compagnie d’archers de la Ligue s’avança sur la place. Des acclamations retentirent: le moment approchait. On ne riait déjà plus dans la foule devenue houleuse. Les archers évoluèrent. Une partie se massa autour de l’estrade où Guise devait prendre place. Les autres allèrent dégager les abords de la rue Saint-Antoine par où devait arriver les condamnées.
Belgodère allait et venait dans cette multitude. Un livide sourire crispait ses lèvres. Il lui semblait que cette masse énorme de peuple était là pour célébrer sa vengeance. Et quand il entendait monter les cris de mort contre les Fourcaudes, il hochait la tête comme si on l’eût acclamé lui-même.
«Ô mes filles, songeait-il, Flora, ma pauvre Flora, belle comme une fleur… et toi, Stella, qui devait être l’étoile de ma vie, où êtes-vous? À qui l’infernal bourreau vous donna-t-il jadis?… Que n’êtes-vous là pour voir votre père préparant sa vengeance et la vôtre!…»
Il s’était approché de cette partie de la place qui bordait le fleuve et qui était la grève proprement dite. Là, une litière venait d’arriver.
Elle s’était placée de façon que les personnes qu’elle contenait pussent embrasser toute la scène: la place noire de cette foule plus agitée maintenant, où couraient les grondements du peuple qui s’excitait, s’exaspérait de la vue même des bûchers; la grande estrade entourée d’archers; les deux gibets émergeant des bûchers et dominant les flots sombres de la multitude, comme des signaux d’écueils, en mer. Une vingtaine d’hommes armés d’épées et de poignards entouraient cette litière, dont les rideaux de cuir étaient fermés.
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