Maintenant le jour grandissait. Quelques fenêtres commençaient à s’ouvrir. Des têtes curieuses se penchèrent pour assister à ce duel, sans trop d’effarement d’ailleurs, car il était tout simple que deux gentilshommes, après avoir passé la nuit dans quelque cabaret mal famé, en fussent venus aux mains pour les beaux yeux de quelque donzelle sans doute. Tout à coup, ces spectateurs tressaillirent; l’un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l’homme blessé à mort… Pourtant aucun des deux adversaires ne tombait!…
Celui qui avait poussé ce cri, c’était l’inconnu. Pardaillan, après une série d’attaques combinées avec un art supérieur, l’avait touché au front… La pointe avait traversé le masque et, dans le retrait du bras, ce masque arraché était demeuré fixé au bout de sa rapière.
– Une femme! fit Pardaillan stupéfait.
Et il abaissa aussitôt la pointe de sa rapière. Le masque noir glissa sur la chaussée. Pardaillan le considéra quelques instants, pensif, puis, relevant les yeux sur son adversaire, il la reconnut à l’instant, et dès lors, cette sorte de gêne qu’il venait d’éprouver se dissipa.
Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel comme pour lui montrer cette tache rouge, cette imperceptible blessure qui était bien peu de chose. Et peut-être songea-t-elle que cette blessure n’atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de plus profond qui était en elle depuis des années… la foi…
Oui, c’était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta personnifiant en elle toute la foi humaine par un effort de pensée orgueilleuse, se vit déchue, vaincue. Sa croyance recevait une première atteinte.
Pardaillan, d’un geste tranquille, releva son épée. Il recula de deux pas, souleva son chapeau, de ce grand geste un peu théâtral dont il n’avait jamais pu se défaire, et s’inclinant:
– Si j’avais su avoir l’honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.
Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d’un regard flamboyant et, d’une voix rauque, riposta par ce seul mot:
– Défendez-vous…
Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d’amour et de haine écumante, splendide et terrible.
– Défends-toi ou je te tue! gronda-t-elle.
Pardaillan se croisa les bras. Alors une folie s’empara de Fausta. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée devenue poignard, elle la leva sur le chevalier; elle se rua, sans un cri, sans un mot, mais avec un tel flamboiement des yeux que la clameur effrayante de son âme éclatait dans son regard. Dans le même instant, elle fut sur Pardaillan qui, d’un geste prompt comme la foudre, saisit le poignet de Fausta d’une main, l’épée de l’autre; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu’elle avait poussé lorsqu’elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.
Pardaillan prit l’épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s’inclinant.
– Madame, dit-il avec une sorte d’émotion, je n’ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d’être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.
– Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l’enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m’as vaincue deux fois, dans mon cœur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t’arracherai de mon cœur par l’exorcisme. Et quant à ton cœur à toi… va! la place de Grève, tout à l’heure, me vengera!
Ces paroles insensées, elle les prononça d’une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine. Ou du moins il n’en saisit pas le sens.
Déposant alors l’épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l’épée, qui se brisa. Alors, réagissant sur elle-même avec la force d’un être accoutumé aux plus savantes dissimulations, elle parvint à retrouver ce calme imposant dont elle se départissait si rarement.
– Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j’espère bien que vous serez aujourd’hui à dix heures sur la place de Grève…
– La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu’elle s’éloignait. Voici la deuxième fois qu’elle en parle. Pourquoi? Est-ce un rendez-vous qu’elle m’assigne? Un piège qu’elle me tend? Cornes du diable! madame, vous êtes quelque chose comme l’âme damnée de Mgr de Guise qui grille d’envie de me fourrer à la Bastille ou ailleurs, dans cette Bastille dont on ne sort jamais et qui s’appelle une tombe. Le moment me semble donc venu d’ouvrir l’œil. Et pour commencer, il s’agit de décamper vivement de la Devinière .
Au bout de la rue, Fausta disparaissait, marchant de son pas souple et tranquille comme si elle n’eût éprouvé aucune émotion, comme si elle ne fût pas sortie vaincue, humiliée de ce combat où elle était venue avec la certitude que Dieu même conduisait son épée…
Pardaillan la regarda jusqu’au moment où elle ne fut plus visible. Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d’épée et les examina.
– Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j’en crois cette marque!… C’est que cette damnée princesse en jouait très joliment. Elle pourrait donner des leçons à maître Leclerc lui-même… Maigre trophée! La place de Grève, à dix heures… que diable a-t-elle voulu dire?
À ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l’hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu’occupait le duc d’Angoulême.
– Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n’était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon prince?… ou plutôt… vous ne vous êtes pas couché?… Votre lit n’est pas défait. Pourtant, je vous assure que les lits de la Devinière sont excellents; je les connais de longue date… Hein?… Que vois-je?… un pistolet tout chargé sur cette table?…
Charles mit la main sur le pistolet.
Il était pâle et avait les yeux rouges. Il était évident que non seulement il ne s’était pas couché, mais qu’il avait passé la nuit à pleurer.
– Vous voulez mourir? dit Pardaillan.
– Oui! répondit Charles simplement.
– Voilà une idée qui ne me fût jamais venue, reprit le chevalier. Et pourquoi mourir? Ah! oui… parce qu’elle est morte, elle!… Je connais une femme, là-bas à Orléans, une pauvre femme qui a longuement souffert…
– Ma mère! murmura Charles en tressaillant.
– Madame votre mère, continua le chevalier, ne s’attend guère à la nouvelle que je devrai lui porter. Car il faudra que ce soit moi qui aille lui dire: «Madame, vous avez beaucoup pleuré dans votre vie; vous aimiez un homme que bien des gens ont maudit. Simple, douce, dévouée, vous avez consacré votre jeunesse à consoler le malheureux roi… non, l’homme qui, à vingt ans, se mourait de terreur à force de vivre au milieu des trahisons. Cet homme, vous l’avez vu dépérir lentement; de royaux bandits l’ont tué presque dans vos bras. Ah! oui, madame, vous avez souffert, rudement, et si vous étiez ma mère, je voudrais passer ma vie à essayer de vous faire sourire, après vous avoir tant vue pleurer…»
Читать дальше