– Un ami?… Qui peut être l’ami de la bohémienne… de la maudite?
– Celui qui a pitié, madame, parce qu’il a souffert, jadis, il y a longtemps, c’est vrai, mais qui se souvient.
– Oui, votre voix me calme et me berce. Je sens, je devine que votre cœur n’est pas un cœur d’homme, car tous les hommes portent en eux la cruauté… Qui êtes-vous? Un brave, certes! Comme vous avez saisi ce monstre, là-bas, dans la triste auberge! Comme vous l’avez puissamment jeté sur les loups qui hurlaient! Votre main! Je veux voir votre main?
Pardaillan offrit sa main à la diseuse de bonne aventure. C’était un esprit lucide, comme on a pu voir. Mais il était de son temps. Et ce ne fut pas sans quelque émotion secrète qu’il attendit la sentence de la bohémienne. Saïzuma hochait la tête.
– Si j’aimais un homme, dit-elle, moi qui n’aime pas, qui n’ai jamais aimé, et qui n’aimerai jamais, si j’aimais un homme, je voudrais qu’il eût une main pareille à la vôtre. Vous êtes gueux, peut-être, et vous êtes prince parmi les princes. Je vous plains, et je ne vous plains pas. Vous portez en vous le malheur, et vous semez autour de vous le bonheur…
Saïzuma laissa retomber la main de Pardaillan.
«Par Pilate! songea le chevalier qui se secoua. Je porte en moi le malheur?… Ouais! C’est ce qu’il faudra voir. Voyons, pauvre femme, reprit-il, puisque vous paraissez me témoigner quelque confiance, voici une maison où c’est un devoir d’accorder l’hospitalité à ceux qui sont errants et vagabonds par le monde. Croyez-moi: il faut vous y reposer deux ou trois jours. Et puis, je viendrai vous chercher.»
– Vraiment?… Vous me viendrez chercher?
– Je vous le promets. Il est difficile de vous oublier, quand une fois on vous a vue, si toutefois cela peut s’appeler vous avoir vue, puisque votre visage est toujours masqué.
– Alors je consens à m’arrêter ici, dit Saïzuma, qui parut n’avoir pas entendu cette allusion à son masque rouge.
Le chevalier, craignant que la folle ne revînt bientôt sur sa détermination, s’empressa d’aller agiter la grosse cloche du couvent, opération qu’il dut répéter à diverses reprises avant que la porte ne s’ouvrît. Une femme parut, qui ne portait pas le costume de religieuse et qui, apercevant un gentilhomme de bonne mine, eut un étrange sourire et fit un geste comme pour l’inviter à entrer.
– Pardon, dit le chevalier étonné, c’est bien ici l’abbaye des bénédictines de Montmartre? Je ne me trompe pas?
– Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit la femme. C’est bien ici le couvent des bénédictines que dirige très haute et puissante dame Claudine de Beauvilliers, notre sainte abbesse…
– L’abbesse Claudine de Beauvilliers? fit Pardaillan, à qui ce nom était parfaitement inconnu. C’est possible. En tout cas, ma digne femme, ce n’est pas pour moi que je réclame d’elle l’hospitalité, mais bien pour cette infortunée bohémienne…
Il s’effaça et désigna Saïzuma. La sœur – car malgré son costume civil, fort délabré d’ailleurs, ce ne pouvait être qu’une religieuse – la sœur, donc, examina la bohémienne d’un coup d’œil rapide, et dit:
– Notre révérende abbesse Claudine de Beauvilliers nous interdit de recevoir les hérétiques ailleurs que dans une partie du couvent où nous-mêmes, nous ne pénétrons pas. Je vais y conduire cette femme.
– Je viendrai la rechercher sous peu de jours, peut-être dès demain.
– Quand il vous plaira, mon gentilhomme.
Saïzuma entra. La religieuse jeta au chevalier un nouveau sourire qui le surprit autant que le premier. Puis la porte se referma. Et Pardaillan s’éloigna, non sans réfléchir avec une inquiète curiosité à ce singulier sourire, à cette religieuse laïque, à ce couvent délabré, et enfin à cette sorte de désinvolture étrange avec laquelle, malgré le respect des termes, la sœur portière avait parlé de l’abbesse des bénédictines… Claudine de Beauvilliers.
XVI LA VISION DE JACQUES CLÉMENT
Les nécessités de notre récit nous ramènent dans Paris, à l’extrémité de la Cité, dans le palais de la princesse Fausta. En cette élégante petite salle où déjà nous avons vu la Fausta aux prises avec le génie du mal souffler d’abord au duc de Guise une pensée de meurtre, puis essayer d’entraîner Pardaillan dans l’orbite de feu qu’elle parcourt comme un météore, là, disons-nous, elle parle cette fois à une femme.
Et cette femme que nous avons entrevue dans la scène d’orgie que nous avons dû décrire, c’est justement Claudine de Beauvilliers, l’abbesse des bénédictines de Montmartre. L’entretien tirait sans doute à sa fin, car Claudine était debout, prête à se retirer.
– Ainsi, disait Fausta comme pour résumer ce qui venait d’être dit, la petite chanteuse?
– En parfaite sûreté parmi les filles de ma maison. Et bien fin, madame, qui l’irait là découvrir. Elle est d’ailleurs gardée à vue par ce Belgodère.
– N’importe… Veillez. Vous me répondez de cette petite sur votre vie?
– Sur ma vie, j’en réponds, madame… Mais il me reste à savoir ce que je dois en faire… il m’a semblé entrevoir… que vous désiriez…
– Parlez clairement, dit Fausta impérieuse. Voyons, qu’avez-vous entrevu?
– Que vous avez condamné cette Violetta à mourir, madame.
– Elle est jugée. L’exécution n’est que retardée.
– Oui!… Mais ce n’est pas tout, reprit Claudine de Beauvilliers après un silence, il m’a semblé que si cette exécution était retardée, c’est que la petite Violetta ne devait pas seulement mourir… et qu’avant la mort… elle devait…
Claudine de Beauvilliers s’arrêta.
– Avant qu’elle ne meure du corps, dit gravement Fausta, je veux qu’elle meure de l’âme. Voilà ma pensée. Et voilà ce que vous n’osez dire parce que la faiblesse de votre esprit vous montre une faute où il n’y a qu’une nécessité; que cette vierge devienne une fille impure. Qu’elle soit la plus vile des malheureuses qui, là-haut, ne pouvant plus vivre de prières, vivent de leurs corps. Voilà mes ordres…
L’abbesse des bénédictines s’inclina, comme courbée par cette voix glaciale.
– Quand cela sera, reprit Fausta, vous me préviendrez. Allez.
Claudine de Beauvilliers fit une nouvelle révérence, presque un agenouillement, puis se retira.
– Elles n’osent pas parler, murmura Fausta quand elle fut seule, et elles osent le reste! Moi, vierge, qu’aucune pensée d’amour n’a jamais troublée, je sais dire ce qu’il faut, et j’emploie les mots nécessaires…
Elle s’arrêta court. Son visage pâlit soudain. Et son sein se souleva. Un instant, son regard éperdu demeura fixé sur une image qui, sans doute, flottait devant ses yeux… Il y eut dans l’esprit de cette femme une effroyable lutte qui se traduisit par les convulsions qui soudain ravagèrent cette figure d’habitude immuable:
– Ah! murmura-t-elle dans un souffle d’épouvante, est-il bien vrai que j’ignore encore le trouble d’amour auquel sont sujettes les autres femmes!… Quoi! Moi! Moi!… Oh! je m’arracherai plutôt le cœur!…
Et ses deux mains, ses mains admirables qui semblaient taillées dans le marbre le plus pur, par un sculpteur de génie, se posèrent sur son sein avec une rudesse violente; ses ongles acérés menacèrent sa propre poitrine, comme si vraiment elle eût été prête à s’arracher le cœur…
Peu à peu, elle s’apaisa. Cette physionomie reprit la majesté sereine qui la faisait si absolument remarquable. Lorsque Fausta se fut calmée, elle appela et donna un ordre à la servante qui se présenta.
Читать дальше