La Fausta tressaillit; une imperceptible rougeur monta à son front pur.
– Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France!…
Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur:
– Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…
Guise haletant, ivre de vengeance, gronda:
– Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône!
À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.
Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine!
L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer . L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par «La Roussotte et Pâquette».
Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.
– Qui êtes-vous, ribaudes? gronda Guise dont la main tourmentait le manche de sa dague.
– Moi, dit l’une, qui malgré les cosmétiques paraissait la quarantaine, je suis la Roussotte, pour vous servir.
– Et moi, dit l’autre, d’une voix plus jeune et plus douce, on m’appelle Pâquette.
Le duc jeta autour de lui de sanglants regards; toutes les fureurs de l’amour-propre ulcéré, de l’orgueil blessé à mort convulsaient son visage. Il cherchait comment il questionnerait les deux femmes sur le sujet qui le bouleversait; mais il n’eut pas le temps de formuler sa pensée…
La Roussotte, toujours souriante et toujours révérencieuse, s’approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors soit en voyage soit à la promenade, pour se garantir du soleil, soit enfin lorsqu’ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, Pâquette lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.
– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au visage, dit la Roussotte.
– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au costume, dit Pâquette.
Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu’elles savaient ce qu’il venait chercher à l’auberge du Pressoir de Fer . Une flamme, sous son masque, empourpra son visage; la honte le fit chanceler, et des pensées de meurtre flamboyèrent dans sa tête. Mais déjà la Roussotte saisissait le duc par la main gauche, tandis que Pâquette le prenait par la main droite. Et elles l’entraînèrent dans la salle qui s’ouvrait sur le cabaret.
Là régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d’élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte; mais de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d’orgie… Et Guise comprit alors que cette jolie maison, cabaret sur le devant, était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité… de même que la grande maison attenante, ruine en façade, était un palais à l’intérieur… Et il entrevit que Fausta était une formidable organisatrice qui avait tout prévu…
– Monseigneur n’a qu’à entrer, murmura la Roussotte, on n’attend plus qu’un convive… ce convive ne viendra pas… c’est monseigneur qui vient à sa place…
– La partie de plaisir, dit Pâquette, consiste ce soir à garder son masque; seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber…
– Que monseigneur regarde! reprit la Roussotte.
– Et que monseigneur écoute! acheva Pâquette.
Elles poussèrent une porte, s’effacèrent et Guise entra. Tout d’abord, il demeura ébloui par l’éclat des lumières. Il sortait de l’ombre: il entrait dans une aveuglante clarté, il était brusquement poussé dans l’orgie la plus radieuse et la plus impudique. Et il lui apparut que tous ces personnages muets ou bruyants n’étaient que les inconscients comparses du drame dont il était, lui, l’acteur protagoniste et dont Fausta était la sombre, fatale et géniale metteuse en scène.
La pièce était vaste. Aux quatre angles, d’énormes brûle-parfums en bronze laissaient monter dans l’atmosphère alanguie des fumées pâles et capiteuses; des flambeaux d’or supportaient des cires dont les flammes ardentes pétillaient et crépitaient, des statues de marbre ou de bois précieusement travaillé, figurant de lascives chimères, aux poses exorbitantes, portaient sur leurs têtes des fleurs mourantes telles que Guise n’en avait jamais vu; aux murs, des tentures à reflets soyeux, parmi lesquelles s’encadraient des tableaux où l’imagination de peintres en délire avait représenté des bacchantes furieuses d’amour.
Au milieu de la pièce, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d’or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et ces vins, c’était des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d’or des convives. Ces convives, le duc de Guise les compta, la tête en feu, la gorge angoissée. Ils étaient neuf: quatre hommes et cinq femmes.
Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes, quatre couples dont les yeux flamboyaient ou se mouraient sous les masques, dont les lèvres bégayaient et riaient. C’est à peine s’ils firent attention à Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l’un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout… Seulement, la cinquième femme, celle qui était seule, s’avança vivement vers lui, l’enlaça de ses deux bras nus et murmura:
– Enfin, vous voici, cher seigneur… vous venez bien tard…
Guise se sentit devenir insensé… Une irrésistible fureur fit craquer ses muscles… une seconde il eut la vision foudroyante de ce qu’il allait faire; se ruer sur ces hommes, sur ces femmes, leur arracher leurs masques, les déchiqueter à coups de poignard… D’un geste fou, il voulut repousser la femme… mais plus étroitement, elle l’enlaça, le lia, le paralysa… une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur… et de l’autre, elle lui indiquait un objet qu’il n’avait pas vu encore.
C’était une grande horloge qui scandait l’orgie d’un tic-tac ironique et dont les aiguilles figuraient des salamandres jetant du feu par leurs gueules. Guise jeta sur l’horloge un regard vacillant et vit qu’elle allait marquer dix heures!…
– Dix heures! murmura la femme. L’heure où les masques vont tomber… Attendez, cher seigneur… Regardez!…
Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et sous son masque, il sentit la sueur couler, abondante et froide, sur son visage. Une servante lui tendit une coupe qu’il vida d’un trait… Les quatre couples, dans une sorte d’apaisement précédant de nouveaux délires, demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses… Tout à coup, l’horloge sonna… Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres, dans cette atmosphère de rêve…
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