– Belgodère? introuvable! On ne l’a pas revu à l’ Auberge de l’Espérance .
– Et que dit l’aubergiste?
– Il jure ses grands dieux qu’il ne sait rien!
– Il fallait le rosser. Cela lui eût délié la langue. Après?
– Après, Pardaillan?… Sur de vagues indications, je suis parti comme un fou, j’ai exploré les rues qui avoisinent la Grève, je suis revenu à l’auberge, je suis reparti, et enfin, me voici… désespéré à la mort…
Pardaillan garda le silence. Il réfléchissait, caressant d’une main distraite la tête du chien posée sur ses genoux.
– Oui, gronda-t-il enfin, comme se parlant à lui-même, c’est bien le temps des rapts, des viols, des vols, des meurtres, des trames sombres. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître une pauvre petite bohémienne? Qui sait?… Et qui sait aussi qui peut bien être cette enfant?… Et qui sait les accointances que peut avoir ce Belgodère?… J’ai vu sur les plages de la Méditerranée les crabes s’en aller, louches et tortueux, vers de noires tanières. Le bohémien ressemble à ces crabes… il a leur allure oblique, leur indéchiffrable physionomie…
– Pardaillan, Pardaillan, vous me faites frémir!
Le chevalier haussa les épaules. Tout à coup, ses yeux se fixèrent avec plus d’attention sur le chien. Il tressaillit, médita un instant, et relevant la tête:
– Auriez-vous d’aventure un objet quelconque ayant appartenu à cette jeune fille?…
Le duc d’Angoulême rougit, soupira, et finit par tirer de son pourpoint une écharpe en soie brodée.
– Je l’ai… ramassée, hier, dans la voiture du bohémien, balbutia-t-il en la tendant au chevalier.
– Dites donc que vous l’avez volée, fit paisiblement Pardaillan qui fourra l’écharpe dans sa poche, se leva, reboucla sa rapière et ajouta: rentrez chez vous, monseigneur, et attendez-moi rue des Barrés. Peut-être ce soir ou demain matin vous apporterai-je des nouvelles… car j’ai un guide sûr.
– Un guide?…interrogea Charles.
– En route, Pipeau! commanda Pardaillan au chien qui poussa un aboi sonore. Te voilà bien vieux et goutteux, et sage, tel un bedeau, mon pauvre camarade; mais je pense qu’il te reste assez de nez pour conduire encore ton maître… bien que ton maître ne soit ni aveugle, ni manchot, ni boîteux, ajouta-t-il en grommelant.
Pipeau remua gravement la queue. À ce moment, l’hôtesse déposait sur la table les premiers éléments d’un dîner qui devait être une merveille, petits pâtés de la maison, éperlans de Seine, bécassines lardées, jeunes canards à la casserole, cuissot de chevreuil des forêts de Compiègne, flans à la Devinière , gelées de fruits confits, sans compter mainte autre friandise, enfin, un repas comme on n’en eût préparé dans cette rôtisserie ni pour Sa Majesté le roi de France ni même pour cette autre Majesté Henri de Guise, lieutenant général de la Sainte Ligue.
– Eh quoi! demanda Huguette d’une voix tremblante, vous partez? Sans faire honneur à mon dîner?…
– Dîner digne de deux empereurs, dit Pardaillan qui jeta un regard de regret sur les somptuosités gastronomiques d’où montaient des parfums délectables.
– Hélas! il ne fut ordonné qu’à votre intention… Qui va être digne de le manger?…
– Qui, ma chère Huguette? Par Dieu! s’écria Pardaillan dont l’œil s’illumina d’une flamme de bonté pour ainsi dire blagueuse, je veux aujourd’hui faire deux empereurs! Promettez-moi de servir mes invités comme moi-même… pour l’amour de moi!
– Je vous le promets, monsieur le chevalier, dit l’hôtesse tout étourdie.
Pardaillan traversa majestueusement la salle qui commençait à s’emplir de buveurs: officiers, gentilshommes, écoliers, élégante et tapageuse clientèle ordinaire de la Devinière . Sur le perron, il s’arrêta et considéra un instant les passants, faisant son choix, et cherchant deux invités dignes de lui, dignes du merveilleux dîner d’Huguette.
– Hola! cria-t-il soudain à deux hommes qui vinrent à passer. Veuillez entrer, messeigneurs… Oui, vous… vous, le grand noir au nez de corbeau, et vous, le grand échalas, aux yeux de vrille… c’est bien à vous que ce discours s’adresse! Faites-moi l’honneur de venir dîner céans: je vous invite!
Les deux hères auxquels s’adressait le discours en question s’arrêtèrent stupéfaits, se regardèrent, puis timidement, redoublant les salutations à chaque marche, gravirent le perron.
C’étaient deux grands diables qui n’en finissaient plus de hauteur, mais tous deux d’une extravagante maigreur, faméliques, semblant s’être exclusivement nourris de cailloux depuis le jour de leur naissance, piteux, minables, avec leurs manteaux troués, effrangés, leurs semelles acculées, rapiécées, leurs plumes grotesques, détrempées et déchiquetées, vêtus d’emphatiques guenilles de baladins dans la misère.
À leur entrée dans la salle, il y eut des grognements de protestation. Mais Pardaillan fit circuler autour de lui un regard si étincelant que les grognements se changèrent en murmures de satisfaction, et les grimaces en sourires.
Alors il conduisit les deux gueux à la table resplendissante et leur fit signe de s’asseoir devant le féerique repas qu’elle supportait. Effarés, muets d’émotion, les narines larges ouvertes et l’œil obliquement braqué sur les chefs-d’œuvre d’Huguette, les deux lamentables sires obéirent, s’assirent de côté, posant chacun un quart de fesse sur leurs sièges. Et ils demeurèrent pantelants, croyant rêver.
– Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux: figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.
L’homme répondit en se courbant:
– Monseigneur, on m’appelle Picouic…
– Picouic?… Jolivet mélancolique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s’il vous plaît!… Et vous, monsieur du Corbeau?
L’autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux, menton fuyant, attitudes balourdes, allure un peu pédante et bégueule. Il répondit d’une voix lugubre:
– Monseigneur, on m’appelle Croasse…
– Croasse? Admirable, par Pilate!… Mais ne me monseigneurisez donc pas!… Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, attaquez-moi hardiment ces bécassines et ces pâtés… Mangez et buvez, vous êtes aujourd’hui les hôtes du chevalier de Pardaillan… Madame Grégoire, voici l’écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d’or dans la main de l’hôtesse.
Et sur un geste de refus esquissé par Huguette:
– Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n’ai jamais permis à personne de s’en emparer, pas même à M. Grégoire, qui était de mes amis.
– Soit! dit la belle hôtesse avec un soupir. Mais l’écot dépasse de beaucoup…
– Eh bien, vous rendrez le surplus à mes invités, dit Pardaillan.
Et saluant les deux hères d’un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d’Angoulême qui l’attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d’admiration et doutant encore s’ils étaient éveillés, commençaient timidement l’attaque, qui bientôt devint une charge à fond…
À l’instant où Pardaillan, suivi d’un regard rêveur de la bonne hôtesse, franchissait le seuil de la Devinière , le rideau d’un cabinet qui s’ouvrait sur la cuisine et la salle tout à là fois, se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron… Et cette figure, convulsée de haine, livide d’épouvante, c’était celle de Maurevert, l’homme au poignard empoisonné, l’assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.
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