– Il faut quelquefois écouter les pressentiments, dit vivement le chevalier.
Marillac secoua la tête.
– Il ne s’agit pas d’un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n’ai rien à redouter. Mais je m’habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, et même au prix d’une inconvenance, porter le deuil de l’admirable femme qui a été ma vraie mère…
– Jeanne d’Albret!…
– Oui, chevalier: la reine de Navarre. La cour semble l’avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu’elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique… il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s’occupe, dit-on, d’amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l’amant morfondu. Ah! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, si vraiment femme par le cœur tandis qu’elle égalait les hommes les plus intrépides par le courage et la présence d’esprit, cela me révolte, voyez-vous. Et moi qui l’ai aimée, vénérée, moi qui l’ai vue mourir, moi dans le cœur de qui elle sera toujours vivante, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi… et devant ma femme!
Marillac demeura quelques minutes tout songeur.
– Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère, juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle?
– Que voulez-vous dire? fit Marillac en tressaillant.
– Simplement ceci: tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c’est justement dans la nuit où est morte l’infortunée Jeanne d’Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude… Je n’en conclus rien, mon cher comte: je constate le fait. Il m’étonne, voilà tout. Et vous?
– Je vous avoue que je n’ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais puisque vous m’y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances?
Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.
Il commençait à démêler, ou du moins il croyait démêler ce qui se passait dans l’âme de Marillac. Il lui sembla tout à coup que tout ce bonheur dont le comte s’enivrait avec une sorte de rage fiévreuse n’était que superficiel. Il eut la sensation que son ami cherchait à s’étourdir, et qu’il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu’il était heureux.
Était-ce vrai?… Peut-être!…
Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné!… Peut-être n’y avait-il en lui qu’un désespoir sans fond… le désespoir d’être épouvanté par sa mère, le désespoir d’avoir compris qu’elle voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère!…
Peut-être, disons-nous!
Car ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.
Et s’il soupçonnait, l’horreur qu’il éprouvait de ses soupçons était telle qu’il eût voulu mourir pour échapper à ce cauchemar fantastique de se sentir attiré dans une toile inextricable par deux femmes dont l’une était sa mère et l’autre sa fiancée!…
– Vous ne m’avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre! reprit tout à coup le chevalier.
– Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression où Pardaillan crut entrevoir autant d’horreur inavouée que de douleur sincère. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs catholiques, elle s’assit dans un fauteuil de ce salon où le roi de France vint en personne lui témoigner son affectueuse admiration. Moi j’étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps, et ne la trouvai qu’à l’instant où elle s’évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n’oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de… la reine mère…
– De Catherine de Médicis? insista le chevalier.
– Oui, mon ami… Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu’à sa litière, malgré Ambroise Paré qui lui voulait sur l’heure administrer je ne sais quel médicament… Le roi Henri, l’amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière; quelques gentilshommes nous accompagnèrent, le baron de Pont, le capitaine Briquemaut, messieurs de Rohan, de Téligny, d’Aubigné, de Cavagnes, de Piles, tous de la suite du roi Henri. La litière ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval portant des flambeaux traversa la foule qui entourait le Louvre. À la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis; cependant, lorsqu’on sut que la litière contenait Jeanne d’Albret mourante, un grand silence se fit, et ces gens, honteux peut-être, s’écartèrent, mais dans leur silence même ce n’était pas le respect de la mort qui apparaissait… Ah! chevalier, quelle nuit!… Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard… mais c’est de la folie…
– Hum! fit le chevalier.
– Le roi nous comble de ses caresses; la reine mère… je connais ses sentiments…
– Hum! hum! répéta le chevalier.
– Le peuple nous est seul hostile; mais M. de Guise nous assure que les parisiens n’ont qu’un reste de mauvaise humeur qui se dissipera lorsqu’on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame…
Et, comme pour éviter d’approfondir les soupçons qu’évoquait l’attitude du chevalier, le comte se hâta de reprendre son récit:
– Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit: «Je vous remercie, maître. Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir… Allez!»
Sans insister davantage, maître Paré s’inclina en poussant un soupir et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d’une étrange épouvante.
– Ah! ah! interrompit le chevalier en jetant un regard interrogateur sur le comte de Marillac. Ce médecin n’est-il pas de la religion réformée?
– Oui, chevalier.
– Et vous dites qu’il n’insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine?
– C’est la vérité…
– Et vous dites qu’il avait l’air épouvanté?
– En effet. Mais n’était-ce pas naturel?… Ce mal foudroyant, incompréhensible…
– Non, comte! Ambroise Paré est un homme énergique. De plus il est, dit-on, curieux de connaître les maladies, à tel point qu’il a été un jour accusé de sorcellerie en plein Collège royal de France. S’il n’a pas insisté, s’il a été épouvanté, s’il a reculé, enfin…
– Que voulez-vous dire, chevalier? s’écria Marillac avec agitation.
– Rien, fit sourdement le chevalier. Je m’étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami…
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