– Sortons, voulez-vous? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l’eau, et nous viderons bouteille…
– Je ne demande pas mieux, car moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l’air fiévreux… on dirait que quelque orage se prépare, sinon dans le ciel, du moins sur terre…
– Non, je n’ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous? le bonheur est égoïste… mais une chose que je remarque parfaitement, c’est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste…
– Triste? Non pas… mais inquiet.
Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés…
– Et le sujet de cette inquiétude? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.
– Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu’il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.
– Quoi? Vous n’en avez aucune nouvelle?
– Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l’hôtel de Montmorency en disant au suisse que s’il n’était pas rentré au matin, c’est qu’il aurait entrepris un voyage. Quel peut-être ce voyage? Et comment a-t-il pu sortir de Paris? Je connais mon père, je sais son esprit entreprenant, et je le crois capable d’avoir franchi quelque porte, du moment qu’il était seul. Mais où peut-il être allé?…
– C’est un homme d’une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.
– Je le sais. Aussi ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et d’ailleurs, s’il y eût eu un danger immédiat, il m’eût prévenu. Seulement, pendant qu’il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.
– Voyons votre plan, fit Marillac.
– Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis mardi prochain. Il m’a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j’attaque avec vigueur. En outre, il s’arrangera pour que le pont-levis soit baissé au moment où je l’attaquerai… Je compte sur vous, mon cher ami.
– Très bien. Mardi, quelle heure?
– Mais vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal de qui j’ai pu obtenir qu’il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine…
– Bon. Je vous promets de vous en amener autant.
– Ah! si mon père était là!…
– Il sera rentré d’ici mardi, sans doute… Mais que veut tout ce monde?…
– Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux!…Avançons.
– Vous ne craignez pas d’être reconnu?
– Bah! par qui donc?
– En voilà deux! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.
Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s’étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose devant la porte d’un couvent. Et cette foule criait:
– Miracle! Noël!…
Les deux jeunes gens qui avaient continué à avancer jusqu’au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s’embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.
Et comme les miracles de la chaudière étaient toujours un ordre du ciel d’avoir à occire quelques hérétiques, la foule, tout en s’agenouillant, clama d’une voix le cri qu’elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis:
– Mort aux huguenots!…
C’est à ce moment que la voix en question cria:
– En voilà deux!…
Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d’une quinzaine de gentilshommes qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu’il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l’épée à la main.
Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.
– Place! place! vociféraient les gentilshommes en essayant d’arriver jusqu’à leurs deux victimes.
Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer. C’est pourquoi la foule ne s’ouvrit pas; elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.
C’était cette seconde insaisissable où une multitude déchaînée s’excite elle-même par des cris avant de verser le sang…
Les deux jeunes gens échangèrent un regard; ils semblaient se dire.
«Nous allons mourir là, mais avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns!»
– Tue! tue! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart [15]!…
Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule; des milliers de poings se levèrent…
Mais à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant:
__ Miracle!… Voici le saint!…
Le saint, c’était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent après avoir échappé aux moines, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier de Pardaillan, s’en venait à lui, la larme à l’œil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l’avait gratifié à la Devinière .
– Ce digne chevalier! Ce cher ami! bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.
Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l’épée à la main.
Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.
– Attention! dit-il à Marillac, voici la meute… Voyez-vous à votre gauche cette encoignure sous l’auvent?
– Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.
– Allons-y d’un bond. Là, nous pourrons tenir tête… Attention, vous y êtes?
– J’y suis!
Les deux amis se fendirent ensemble: un double hurlement éclata; deux des plus avancés tombèrent.
Marillac, alors, obéissant à la manœuvre indiquée, se rua vers l’encoignure, en fourrageant de l’épée; la foule s’écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s’aperçut qu’il était seul; il voulut s’élancer, mais il y avait autour de lui une muraille vivante, profonde, infranchissable…
– Pardaillan! rugit-il.
Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.
À ce moment, il fut saisi par derrière, paralysé, dans l’impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l’intérieur du couvent.
Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé.
Au moment où Lubin arrivait près de lui, l’un des gentilshommes qui escortaient Maurevert lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu’il se fendit à fond, et par un coup droit, traversa l’épaule de son adversaire. À l’instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l’encoignure qu’il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l’enserra dans ses bras en bégayant:
– C’est donc vous… ah!… que je suis heureux… Venez boire…
D’une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine qui alla rouler à terre en murmurant:
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