Lorsque le chevalier revint à lui, l’inconnu, toujours courant, avait disparu.
– Cette voix! murmura Pardaillan, ce juron… Oh! mais, on dirait que c’est lui! mon père!…
Et il se mit à courir, lui aussi. Mais il était trop tard. Il ne vit plus personne dans la rue Saint-Denis.
Lorsqu’il entra à la Devinière , sa première question à dame Huguette fut pour s’informer si par hasard quelqu’un ne serait pas venu le demander depuis dix minutes.
Sur la réponse négative de l’hôtesse, il fut convaincu qu’il s’était trompé et regretta dès lors d’avoir laissé fuir le personnage qui l’avait bousculé.
Ayant copieusement dîné – autre particularité qui lui donne une place spéciale dans la tribu des amoureux, gens de peu d’appétit -, le chevalier reboucla son ceinturon, compléta son armement au moyen d’un court poignard à lame solide, et, par les rues silencieuses, noires et désertes, se rendit à l’hôtel de l’amiral Coligny.
Comme le lui avait recommandé Déodat, il frappa trois coups légers à la petite porte bâtarde.
Presque aussitôt, il vit le judas s’entrouvrir. Évidemment, quelqu’un devait veiller en permanence derrière cette porte.
Pardaillan approcha son visage du judas et prononça à voix basse les deux mots convenus:
– Jarnac et Moncontour…
Aussitôt, la porte s’ouvrit et un homme parut, couvert d’une cuirasse de cuir, un pistolet à la main.
– Qui demandez-vous? questionna-t-il d’une voix assez rude.
– Je voudrais voir mon ami Déodat, fit Pardaillan qui se demandait déjà s’il n’allait pas mieux réussir à l’hôtel Coligny qu’à l’hôtel Montmorency.
– Excusez-moi, monsieur, reprit l’homme qui s’adoucit aussitôt: voulez-vous me dire votre nom?
– Je suis le chevalier de Pardaillan.
L’homme étouffa un cri de joie, ouvrit la porte toute grande et attira le jeune homme dans l’intérieur d’une cour.
– Monsieur de Pardaillan, s’écria-t-il alors. Ah! soyez le bienvenu! Je désirais tant vous connaître!…
– Pardonnez-moi, fit le chevalier interloqué, mais…
– Vous ne me connaissez pas, n’est-ce pas? Eh bien, nous ferons connaissance… je suis M. de Téligny.
Téligny, gendre de l’amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il était excellent dans le conseil. Il avait une physionomie ouverte, des yeux très doux; il était de manières exquises, d’une politesse raffinée, élégant d’allure, d’esprit très cultivé, et l’on comprenait parfaitement que la fille de l’amiral l’eût préféré à bien des partis plus riches, et notamment, disait-on, au duc de Guise lui-même.
Ayant introduit le chevalier dans la cour, le gentilhomme se hâta de refermer solidement la porte, appela un domestique et lui remit son pistolet en lui disant:
– Nous n’attendons plus qu’une personne, tu sais qui: tu n’as donc pas à te tromper…
Puis, saisissant Pardaillan par la main, il lui fit traverser la cour, lui fit monter un bel escalier de pierre et le fit entrer dans une petite pièce.
– Je veillais moi-même, expliquait-il tout en marchant, car nous avons réunion ce soir: l’amiral est là, M. de Condé aussi, et aussi Sa Majesté le roi de Navarre…
Pardaillan ne s’étonnait pas de l’extrême confiance qu’on lui témoignait ainsi. Mais il songea:
«Est-ce que je vais assister au pendant de la scène de la Devinière ? Après les Guises, vais-je voir comploter les huguenots?»
Cependant, Téligny, après avoir introduit le chevalier dans le cabinet, l’avait serré dans ses bras avec une joie si évidente et si sincère que le Jeune homme en fut doucement remué.
– Voilà donc le héros qui a sauvé notre grande et noble Jeanne! s’écria Téligny. Ah! chevalier, que de fois en ces derniers jours nous avons désiré ardemment vous voir, vous remercier… C’est beau ce que vous avez fait là… d’autant plus que n’étant pas de la Réforme, vous n’aviez aucune raison de vous dévouer…
– Ma foi, je vous avouerai que je ne savais guère en l’honneur de quelle illustre princesse je tirais l’épée… mais excusez-moi, une affaire grave m’oblige à venir demander l’aide de mon ami Déodat, qui a bien voulu se mettre à ma disposition…
– Nous y sommes tous, chevalier! s’écria Téligny. Quant au comte de Marillac…
– Le comte de Marillac?
– C’est le véritable nom de notre cher Déodat. Je disais donc que, pour celui-là, vous l’avez ensorcelé; il ne jure que par vous…
– Est-il ce soir en cet hôtel?
– Il y est. Je vais le mander.
Téligny appela un valet et lui donna un ordre. Le valet s’éloigna, non sans que Pardaillan eût remarqué que cet homme, comme tous les domestiques de l’hôtel, était armé en guerre, ce qui donnait à l’hôtel de la rue de Béthisy l’allure d’une forteresse qui se prépare à soutenir un siège.
Quelques instants s’écoulèrent. Puis des pas précipités se firent entendre, une porte s’ouvrit, le comte de Marillac apparut et courut à Pardaillan les mains tendues.
– Vous ici, cher ami! s’écria-t-il, serais-je assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi? Est-ce ma bourse, est-ce mon épée que vous êtes venu chercher? Les deux sont à vous…
Le chevalier sentit son cœur se dilater.
Cette cordialité réelle, cette chaude amitié dont il se sentait enveloppé, lui qui avait toujours vécu seul, renfermé en lui-même, sans expansion de joie ou de chagrin, cette fraternité visible fondit les glaces factices de sa physionomie; ses yeux se mouillèrent; il comprit combien il était malheureux de son amour, et combien cette amitié lui était douce.
– Vraiment, balbutia-t-il, je ne sais comment vous remercier…
– Me remercier! s’écria Déodat. Mais c’est moi qui suis votre obligé… nous le sommes tous ici, puisque vous avez sauvé notre grande reine… et je le suis, moi surtout, moi qui n’oublierai jamais l’heure si douce que j’ai passée près de vous!…
Téligny, voyant les deux amis partis dans le tête-à-tête, s’était retiré discrètement.
Pardaillan et Marillac s’assirent.
– Heure consolatrice! poursuivit le comte. J’arrivais à Paris désespéré, l’âme ulcérée… votre bon regard, votre rire, votre esprit et votre cœur m’ont réconcilié avec moi-même. Tenez, cher ami, vous m’avez porté bonheur.
– Mais, en effet, on dirait que vous êtes moins sombre que le jour où vous me vîntes voir en mon auberge. Vos yeux s’éclairent, vos lèvres sourient… vous serait-il arrivé quelque heureux événement?
– Dites un grand bonheur!…
– Et c’est?… oh! pardon, voilà bien ma manie de curiosité…
– Mon cher, fit le comte, j’ai pour vous une si vive affection que mon bonheur fût-il un secret – et il l’est en partie – je vous le raconterais encore, ne voulant rien avoir de caché pour vous. Mais en somme, ce bonheur n’est un secret que parce que je ne veux pas le dire à ceux qui m’entourent ici… non que je me méfie… mais j’ai peur de n’être pas compris.
– Et vous croyez que je vous comprendrai, moi? fit Pardaillan avec un sourire.
– J’en suis sûr. Enfin, voici: je suis amoureux.
Pardaillan poussa un soupir.
– Amoureux depuis près d’un an, continua Déodat. Mais amoureux au point que j’ai donné mon cœur tout entier et pour toujours, tenez, amoureux comme vous le seriez vous-même…
– Ah! fit le chevalier.
– C’est-à-dire que pour moi, plus rien n’existe en dehors de celle que j’aime. Elle est devenue mon univers. S’il me fallait renoncer à elle, j’en deviendrais fou… et si j’apprenais un jour qu’elle m’a trahi…
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