« C’est fou ! s’exclama Benedetta.
— Bour ze déguiser, il ne fuffit bas…
— Je comprends rien à ce que tu dis », fit Benedetta.
Mercurio enleva les tranches de pomme de sa bouche et les jeta. « Non, ça va pas. Autre règle : jamais exagérer. Si l’aubergiste ne comprend pas ce que je dis, tout se casse la figure. Je disais : pour se déguiser, il ne suffit pas de mettre une tenue différente de ta tenue habituelle. Tu dois te débrouiller pour qu’elle devienne habituelle . Te déplacer avec comme si tu la mettais tous les matins.
— Comment je devrais me déplacer dans cette robe de duchesse ? demanda Benedetta.
— Tu devrais déjà tortiller du cul.
— Va te faire foutre », fit Benedetta, mais quelques pas plus loin elle éclata de rire et se mit à se déhancher.
Ils tournèrent dans le vico de’ Funari. « Attends ici. Reste en vue, dit Mercurio à Benedetta. Vous deux, ne vous montrez pas. »
L’aubergiste du vico de’ Funari était un homme fort, au visage rougi par l’excès de boisson et à l’air plein d’assurance. L’Osteria de’ Poeti était vaste et lumineuse, avec de grandes entrées et des portes à quatre panneaux repliables, que les serviteurs étaient en train de fixer au mur. Contre le mur de droite, deux énormes tonneaux de vin, qui montraient la richesse du patron, étaient exposés.
Dans le dos de l’aubergiste une voix résonna : « Bonne journée, mon frère.
— J’ai pas de frère », répondit l’autre d’un ton hargneux, se retournant vers le jeune prêtre.
« Notre seigneur, aujourd’hui, veut te donner une chance », dit Mercurio avec un sourire suave.
L’aubergiste le toisa de la tête aux pieds. « Si tu cherches des offrandes, tu viens taper dans la mauvaise poche, curé », répondit-il. Et il fit mine de lui tourner le dos.
« Brave homme, tu ne comprends pas. C’est notre Seigneur qui, dans son immense générosité, veut te faire, à toi, une offrande. »
L’aubergiste le regarda, fronça les sourcils. « Quelle offrande ?
— Il te donne la possibilité de réparer un tort. »
L’aubergiste devint suspicieux. Il croisa les bras et redressa le buste. Les lèvres serrées, il fixa le petit curé.
Mercurio soutint son regard.
« Et ça serait quoi, ce tort ? », finit par céder l’aubergiste.
Mercurio eut un sourire béat. « Son Excellence Révérendissime l’évêque de Carpi, Monsignor Tommaso Barca di Albissola, que j’ai le très haut honneur de servir comme secrétaire, in saecula saeculorum atque voluntas Dei …
— Arrête de dégoiser en latin et parle. Et vite, fit l’homme, qui avait perdu un peu de sa superbe, à entendre un nom aussi long.
— Il ne sert à rien que je parle. Il te suffira de regarder cette jeune fille pour comprendre. » Et en disant ces mots, il se tourna vers la ruelle et montra Benedetta. « Tu la reconnais ?
— Pourquoi ? Je devrais ? dit l’aubergiste, sur la défensive.
— Parce qu’hier tu lui as retenu une pièce d’or qui était en sa légitime possession, dit Mercurio.
— Que je sois damné si c’est vrai… »
Mercurio hocha la tête, plissant les lèvres en signe de désapprobation. « Notre Seigneur, par la main de l’humble serviteur que je suis, t’offre une chance, et tu la gaspilles aussi vilainement ? Je représente la main de Dieu et la bourse de sa Seigneurie. La pièce que tu as soustraite à la jeune fille appartient à l’évêque, en visite à Rome auprès du Saint Père comme chaque année. Et Son Excellence ne sait encore rien de tout cela… »
L’aubergiste était partagé. Il avait peur de se faire avoir, mais ne voulait pas se mettre à dos un prélat. S’il n’entendait pas se séparer d’une pièce d’or si facilement gagnée, il connaissait bien la férocité de la justice administrée par les puissants.
« Elle avait l’air d’une voleuse, toute sale et mal habillée…, marmonna-t-il.
— Évidemment. Elle sortait de l’orphelinat de San Michele Arcangelo, où l’évêque choisit ses… servantes. Et l’épreuve d’hier était la première qu’elle devait surmonter. À chaque nouvelle fille je dois donner une pièce d’or et l’envoyer commander de la nourriture. Si elle revient avec le dîner et la monnaie, elle peut recevoir une éducation. Mais si elle disparaît avec, elle est recherchée par les gardes et traitée comme la voleuse qu’elle est… » Pour attirer l’attention de son pigeon sur un détail et l’empêcher de réfléchir, il souleva son chapeau, riant intérieurement. Sa réponse était toute prête.
Comme il s’y attendait, l’aubergiste eut un regard hésitant et dit : « Elle est où, ta tonsure ? Qui me dit que t’es un curé et pas un escroc ?…
— Je suis un novitium saecularis », répondit Mercurio, se délectant de cette expression inventée lors d’une escroquerie précédente.
Il prit le petit sac de toile où il avait mis les pièces d’or volées au marchand, les fit tinter puis dénoua le lacet et ouvrit le sac. Il le posa sur sa paume et le tendit sous le nez de l’aubergiste. « Aubergiste de peu de foi, sache que c’est la miséricorde qui me guide. Regarde ces pièces. Ne sont-elles pas identiques à celle que tu as prise à cette jeune fille ? N’ont-elles pas toutes un lys sur une face et un Saint Jean-Baptiste sur l’autre ? Ces pièces ne sont pas courantes à Rome. »
L’aubergiste tendit le cou et regarda. Puis il glissa la main dans sa poche et prit la pièce volée. « Comment je pouvais savoir ? », bafouilla-t-il, et il la lança en l’air, nerveusement, avant de la reprendre à la volée.
Mercurio ne dit rien.
L’homme regarda vers Benedetta. « Comment je pouvais savoir ? », répéta-t-il, sur le point de céder. Et il lança encore la pièce, plus haut, pour retarder le moment de s’en séparer.
À cet instant, un hurlement féroce retentit dans tout le vico de’ Funari.
« Voleurs ! Maudits voleurs ! »
L’aubergiste se retourna et vit un Juif qui désignait Benedetta et deux autres jeunes gens. Il comprit qu’on avait voulu l’arnaquer.
Mais la pièce était encore en l’air que Mercurio, vif comme un chat, s’en était déjà saisi. « Grand couillon », dit-il en éclatant de rire, avant de prendre ses jambes à son cou.
« Au voleur, au voleur ! », s’écria l’aubergiste lancé à sa poursuite.
Mercurio était plus rapide, mais il n’avait pas d’autre issue que de partir dans la direction du marchand, qui était toujours en train de s’en prendre à Benedetta, Zolfo et Ercole. Il se faufila dans l’espace qui restait entre le mur de la ruelle et leur groupe. Dans sa fuite, la paille qui avait servi de bedaine sous sa soutane tomba.
Shimon Baruch, sans comprendre, laissa passer Mercurio.
Mais en voyant ce curé semer du foin derrière lui, le marchand comprit et se lança aussitôt à sa poursuite. « Au voleur ! Au voleur ! »
Derrière lui courait aussi l’aubergiste : « Au voleur ! Au voleur ! »
Plus personne ne s’occupant d’eux, Benedetta s’éloigna dans la direction opposée, suivie de Zolfo et Ercole, qui avait pris un regard d’enfant effrayé. À peine avaient-ils passé le coin de la rue qu’après quelques pas Benedetta s’arrêta et regarda Zolfo. « Il faut l’aider. »
Mercurio courait le plus vite possible pour semer le marchand, mais la soutane le ralentissait. L’aubergiste, lui, avait très vite renoncé. Mercurio l’avait vu se plier en deux, le souffle court, dès les premières ruelles. Mais chaque fois qu’il se retournait, le marchand était plus près. Il obliqua vers San Paolo alla Regola. Là-bas commençait un dédale de ruelles où l’on perdrait sa trace. Mais le marchand regagnait du terrain. Derrière, Mercurio eut l’impression de voir Benedetta courant comme une furie, les jupes relevées. Il l’imita, releva sa soutane et accéléra sa course. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue, ses poumons brûlaient. S’il jetait le sac de pièces d’or, le marchand s’arrêterait pour le ramasser, et il serait sauvé. Mais il ne voulait pas s’en séparer. Il tourna vers San Salvador in Campo et vit qu’il avait de plus en plus de mal à courir. “Ne craque pas”, se dit-il. Il se faufila dans une succession de petites rues et se retourna pour vérifier. Le marchand n’allait pas tarder. Il tourna dans une ruelle remplie des détritus du marché aux légumes tout proche. Mais aussitôt entré, il comprit son erreur : une impasse. Il entendait le marchand approcher. Il s’aplatit entre deux colonnes de brique rouge, dans un renfoncement de mur, et retint son souffle.
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