— Un quoi ?
— Un gamin. D’une douzaine d’années.
— Oh, lui, répliqua Hybrida avec désinvolture, comme s’il perdait de jeunes esclaves tous les jours. Tu as entendu parler de ça ?
— Je n’en ai pas juste entendu parler, j’ai vu ce qui lui était arrivé.
Cicéron dévisageait Hybrida avec intensité.
— En gage de notre amitié toute neuve, tu veux bien me raconter ce qui s’est passé ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
Hybrida lança à Cicéron un regard rusé. Il avait beau être un ivrogne, il ne s’en laissait pas conter, même quand il avait bu.
— Tu as tenu des propos très durs contre moi par le passé. Je dois encore m’habituer à te faire confiance.
— Si tu laisses entendre par là que ce que tu pourrais me confier en privé risque d’être répété ailleurs, permets-moi de te tranquilliser. Quoi qu’il ait pu se passer entre nous auparavant, nous sommes maintenant liés l’un à l’autre, Hybrida. Je ne ferai rien qui puisse menacer notre alliance, qui m’est au moins aussi précieuse qu’à toi, même si tu me dis que c’est toi qui l’as tué. Mais j’ai vraiment besoin de savoir.
— Très joliment dit, commenta Hybrida en rotant à nouveau avant de me désigner d’un signe de tête. Et l’esclave ?
— Je réponds de lui.
— Alors, buvons encore, dit Hybrida, qui tendit une fois encore la flasque à Cicéron et secoua la tête en le voyant hésiter. Prends, insista-t-il. Je ne supporte pas les types qui restent sobres pendant que les autres boivent.
Cicéron ravala donc sa répugnance et but une nouvelle gorgée de vin pendant qu’Hybrida lui décrivait ce qui était arrivé au garçon aussi joyeusement que s’il racontait une partie de chasse.
— Il était de Smyrne. Très doué pour la musique. J’ai oublié son nom. Il chantait pour mes invités pendant les repas. Je l’ai prêté à Catilina pour une soirée, juste après les Saturnales, lâcha-t-il avant d’ingurgiter une nouvelle rasade de vin. Catilina te déteste vraiment, pas vrai ?
— C’est ce que je pense.
— Moi, je suis d’un naturel plutôt placide. Mais Catilina ? Lui, pas du tout ! s’exclama-t-il en pinçant les lèvres et secouant la tête. Après sa défaite contre toi au consulat, je te jure qu’il a perdu l’esprit. Bref, à cette fête, il était passablement remonté et, pour faire court, il a proposé que nous prêtions serment, un serment sacré qui exigeait un sacrifice approprié. Il a fait venir mon esclave et lui a demandé de chanter. Puis il est passé derrière lui et… (Hybrida illustra son propos d’un grand geste du poing)… boum. Et voilà. Au moins, ça a été rapide. Je ne suis pas resté pour la suite.
— Tu es en train de me dire que c’est Catilina qui a tué le garçon ?
— Il lui a fracassé le crâne.
— Par tous les dieux ! s’exclama Cicéron, qui s’écarta avec stupéfaction. Un sénateur romain ! Qui d’autre était présent ?
— Oh, tu sais bien — Longinus, Cethegus, Curius. La bande habituelle.
— Quatre membres du sénat, donc — cinq avec toi ?
— Tu peux me sortir du lot. J’en étais malade, je peux te le dire. Ce garçon m’avait coûté des milliers de sesterces.
— Et à quel genre de serment une telle abomination pouvait-elle être « appropriée » ? Que vous a-t-il fait jurer ?
— En fait, il s’agissait de te tuer, dit gaiement Hybrida avant de lever sa flasque. À ta santé.
Puis il éclata de rire. Il rit tellement qu’il crachota un peu de vin. Le liquide coula de son nez bosselé et dévala son menton mal rasé pour tacher le devant de sa toge. Il s’essuya en vain puis, peu à peu, ses mouvements cessèrent. Sa main retomba, il piqua du nez lentement et, très vite, il s’endormit.
C’était la première fois que Cicéron entendait parler d’une conspiration contre lui et, pris au dépourvu, il ne savait pas comment réagir. S’agissait-il d’un simple délire né en pleine débauche bestiale et avinée ou fallait-il prendre la menace au sérieux ? Hybrida se mit à ronfler et Cicéron m’adressa un regard de répulsion infinie. Il passa le reste du trajet en silence, bras croisés, le visage sombre. Quant à Hybrida, il dormit jusqu’à Rome, si profondément que lorsque nous arrivâmes devant chez lui, les licteurs durent le sortir de la voiture et le porter dans son vestibule. Ses esclaves paraissaient parfaitement habitués à recevoir leur maître dans cet état et, tandis que nous prenions congé, l’un d’eux lui renversa un broc d’eau sur la tête.
Quintus et Atticus nous attendaient à la maison, et Cicéron leur raconta brièvement ce qu’il avait appris d’Hybrida. Quintus aurait voulu que l’affaire soit aussitôt rendue publique, mais Cicéron n’était pas convaincu.
— Et ensuite ? questionna-t-il.
— La loi suivra son cours. Les coupables seront accusés publiquement, poursuivis, déshonorés et exilés.
— Non, dit Cicéron. Une plainte n’a aucune chance d’aboutir ; et puis, qui serait assez fou pour lancer des poursuites ? Et si, par miracle, une âme courageuse, voire téméraire, cherchait à s’en prendre à Catilina, où trouverait-elle des preuves pour l’accuser ? Hybrida refusera de témoigner, même avec une promesse d’impunité… tu peux en être certain. Il niera tout simplement que quoi que ce soit ait eu lieu et rompra son alliance avec moi. Et puis souviens-toi que le cadavre n’existe plus. En fait, j’ai déjà prononcé une petite allocution pour assurer à la foule qu’il n’y avait pas eu de meurtre rituel.
— Alors, on ne fait rien ?
— Non, on observe, répondit Cicéron, et on attend. Il faut que nous trouvions un espion dans les rangs de Catilina. Il ne fera plus confiance à Hybrida.
— Nous devrons aussi prendre des précautions particulières, intervint Atticus. Combien de temps les licteurs resteront-ils avec toi ?
— Jusqu’à la fin janvier, quand ce sera au tour d’Hybrida de prendre la présidence du sénat. Ils reviendront avec moi en mars.
— Je suggère que nous demandions à l’ordre équestre des volontaires pour assurer ta protection en public pendant l’absence des licteurs.
Cicéron tiqua.
— Une garde personnelle ? Les gens vont dire que je me donne de grands airs. Il faudrait que ce soit fait discrètement.
— Ce sera discret, ne t’inquiète pas. Je m’en charge.
Ce fut donc décidé et, en attendant, Cicéron entreprit de chercher un agent susceptible de gagner la confiance de Catilina pour rapporter ensuite secrètement ce qu’il préparait. Il aborda le sujet quelques jours plus tard avec le jeune Rufus. Il invita celui-ci chez lui et commença par s’excuser pour la grossièreté dont il avait fait preuve après leur dernier dîner ensemble.
— Tu dois comprendre, mon cher Rufus, expliqua-t-il en le tenant par les épaules tout en marchant autour de l’ atrium , que les vieux ont fâcheusement tendance à continuer de voir les jeunes tels qu’ils étaient plutôt que tels qu’ils sont devenus. Je t’ai traité comme le gamin écervelé qui est arrivé chez moi il y a trois ans alors que je me rends compte à présent que tu es un homme de presque vingt ans qui fait son chemin dans le monde et mérite davantage de respect. Je suis sincèrement désolé de t’avoir offensé et j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur.
— La faute était la mienne, rétorqua Rufus. Je ne prétendrai pas que je suis d’accord avec ta politique. Mais l’amour et le respect que je te porte demeurent intacts, et je ne me laisserai plus aller à penser du mal de toi.
— C’est un brave garçon, commenta Cicéron en lui pinçant la joue. Tu as entendu ça, Tiron ? Il m’aime ! Alors, tu n’aurais pas envie de me tuer ?
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