— Je suppose que la Macédoine paiera.
Il rit et ce fut entre eux le début du dégel.
La principale cérémonie prit place au coucher du soleil, au sommet de la montagne, qui n’était accessible que par une route abrupte. Lorsque le soleil tomba, le froid s’intensifia brusquement. On s’enfonçait dans la neige jusqu’aux chevilles sur le chemin caillouteux. Cicéron marchait en tête de la procession, entouré par ses licteurs. Les esclaves portaient des torches. Aux branches des arbres et dans les buissons, les gens du cru avaient accroché de petites formes humaines ou des visages en bois ou en laine, souvenirs d’une époque où l’on pratiquait le sacrifice humain et où l’on suspendait un jeune garçon pour précipiter la fin de l’hiver. La scène était, me parut-il, d’une indescriptible mélancolie — le froid mordant, la pénombre envahissante et ces emblèmes sinistres qui bruissaient et s’agitaient dans le vent. Le feu de l’autel qui brûlait au sommet projetait une lueur orangée. Un taureau fut sacrifié à Jupiter et l’on fit également des libations de lait en provenance des fermes alentour.
— Que les peuples cessent de se quereller et de se battre ! proclama Cicéron, et, ce soir-là, les paroles rituelles revêtirent un sens particulier.
Lorsque la cérémonie prit fin, la pleine lune s’était levée, pareille à un soleil bleu, et baignait toute la scène d’une lumière maladive. Elle eut au moins le mérite d’éclairer notre chemin lorsqu’il fut temps de redescendre, mais il survint alors deux événements dont on parlerait par la suite pendant des semaines — et dont on parle peut-être même encore dès que les superstitieux se retrouvent pour évoquer ces questions. D’abord, la lune fut soudainement et inexplicablement masquée, exactement comme si on l’avait plongée dans une mare noire et qu’elle s’était éteinte. La procession, qui se fiait à sa lumière, s’immobilisa brusquement et avec une absence totale de dignité pendant qu’on allumait de nouvelles torches. L’interruption ne dura pas longtemps, mais il est étrange comme le fait d’être perdu sur un chemin de montagne en pleine obscurité peut faire travailler l’imagination, surtout quand la végétation alentour est peuplée d’effigies pendues à ses branches. Des voix paniquées s’élevèrent, d’autant plus quand on s’aperçut que les étoiles, elles, continuaient de briller. Je levai, comme les autres, les yeux au ciel, et vis alors une étoile filante — pointue au bout, comme une flèche enflammée — fendre le ciel nocturne vers l’occident, exactement dans la direction de Rome, où elle s’éteignit et disparut. Aux exclamations émerveillées succédèrent force chuchotements quant à la signification de tels présages.
Cicéron ne dit rien et attendit patiemment que la procession reprît. Plus tard, cette nuit-là, lorsque nous fûmes rentrés sains et saufs à Tusculum, je lui demandai ce qu’il pensait de tout cela.
— Rien, répondit-il en réchauffant ses os transis devant le feu. Pourquoi voudrais-tu que j’en pense quelque chose ? La lune s’est cachée derrière un nuage et une étoile a traversé le ciel. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?
Le lendemain matin, un message arriva de Quintus, qui veillait sur les intérêts de Cicéron à Rome. Cicéron lut la lettre, puis me la montra. Quintus racontait qu’on avait érigé sur le Champ de Mars une grande croix de bois qui se découpait nettement contre la plaine enneigée, et que la plèbe s’y rendait en masse pour la voir. « Labienus dit à qui veut l’entendre que la croix est destinée à Rabirius, et que le vieil homme sera crucifié dessus dès la fin du mois. Il faut que tu reviennes dès que possible. »
— Si je dois reconnaître quelque chose à César, commenta Cicéron, c’est qu’il ne perd pas de temps. Son tribunal n’a pas encore entendu la moindre preuve, mais il veut continuer de faire pression sur moi.
Il contempla les flammes.
— Le messager est encore là ?
— Oui.
— Envoie un mot à Quintus pour lui dire que nous serons rentrés avant la nuit, et un autre à Hortensius. Dis-lui que j’ai apprécié sa visite de l’autre jour. Dis-lui que j’ai réfléchi à la question et que je serai ravi d’apparaître à ses côtés pour défendre Gaius Rabirius. Si César veut la bagarre, reprit-il en hochant pensivement la tête, il va l’avoir.
J’arrivais à la porte quand il me rappela :
— Envoie aussi un esclave chez Hybrida pour lui demander s’il voudrait rentrer à Rome en voiture avec moi, pour que nous finalisions notre accord. Je dois avoir quelque chose par écrit avant que César ne puisse le persuader de changer d’avis.
Plus tard, ce même jour, je me retrouvai donc assis en face d’un consul et à côté de l’autre, essayant d’écrire les termes de leur accord tandis que nous cahotions sur la via Latina. Une escorte de licteurs nous précédait à cheval. Hybrida sortit une petite flasque de vin à laquelle il buvait régulièrement. D’une main tremblante, il en proposait de temps à autre à Cicéron, qui refusait poliment. Je ne l’avais jamais vu d’aussi près pendant aussi longtemps. Son nez autrefois droit et noble était à présent rouge et écrasé — brisé à la guerre, avait-il toujours assuré, mais chacun savait qu’il devait cela à une échauffourée dans une taverne. Il avait les joues cramoisies et l’haleine tellement chargée d’alcool que j’avais l’impression d’être étourdi rien qu’en respirant les émanations. Pauvre Macédoine, me dis-je, qui allait avoir un tel personnage pour gouverneur. Cicéron proposa qu’ils échangent simplement de province, ce qui éviterait d’avoir à soumettre la question au vote du sénat. (« Comme tu veux, dit Hybrida. C’est toi, le juriste. ») En compensation de la Macédoine, Hybrida s’engageait à repousser le projet de loi des populares et à soutenir la défense de Rabirius. Il accepta également de verser à Cicéron un quart des revenus qu’il tirerait au titre de gouverneur. Cicéron, pour sa part, promettait de faire de son mieux pour que le gouvernement d’Hybrida puisse être prolongé de deux ou trois ans, et d’assurer sa défense au cas où il serait par la suite poursuivi pour corruption. Cette dernière condition le fit hésiter dans la mesure où, vu le personnage, Hybrida avait de grandes chances de passer devant un tribunal, mais il finit tout de même par s’engager à le défendre, et j’ajoutai la clause par écrit.
Une fois le marché conclu, Hybrida brandit à nouveau sa flasque et, cette fois, Cicéron consentit à y boire un trait de vin. Je vis à son expression que le vin n’était pas dilué et qu’il ne le trouvait guère à son goût, mais il feignit de l’apprécier, puis les deux consuls se carrèrent sur leur siège, visiblement satisfaits du travail accompli.
— J’ai toujours pensé, déclara Hybrida en réprimant un rot, que tu avais truqué le tirage au sort des provinces.
— Comment l’aurais-je pu ?
— Oh, il y a plusieurs façons de procéder, à partir du moment où le consul est au courant. Tu peux garder le jeton gagnant caché au creux de ta main et l’échanger contre celui que tu viens de tirer. Ou le consul peut le faire pour toi au moment où il annonce ce que tu viens de tirer. Alors c’est bien vrai ? Tu n’as rien fait de tel ?
— Non, répondit Cicéron, quelque peu indigné. La Macédoine m’est revenue en toute justice.
— Vraiment ? grogna Hybrida en levant sa flasque. En tout cas, c’est maintenant une affaire réglée. Buvons au sort.
Nous étions arrivés dans la plaine, et les champs s’étendaient, plats et nus, de part et d’autre de la route. Hybrida se mit à fredonner.
— Dis-moi, Hybrida, demanda Cicéron au bout d’un moment, tu n’aurais pas perdu un jeune esclave, il y a quelques jours ?
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