— Je reconnais que j’aurais préféré ne pas venir dans ces circonstances.
— La loi de Clodius prend effet à minuit ?
— C’est cela, oui.
— Et, au bout du compte, le choix se réduit à la mort, l’exil ou moi ?
Cicéron semblait mal à l’aise.
— On peut dire ça comme ça.
— Eh bien, ce n’est guère flatteur !
César laissa échapper un de ses petits rires brefs et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il étudia Cicéron.
— Cet été, quand je t’ai fait cette proposition, ta situation était infiniment meilleure qu’elle ne l’est à présent.
— Tu m’a dit que si Clodius devait représenter une menace, je pouvais venir te voir. Il est une menace. Je suis là.
— Il y a six mois, il représentait une menace. Maintenant, il est ton maître.
— César, si tu me demandes de te supplier…
— Je ne te demande pas de me supplier. Bien sûr que je ne te demande rien de tel. Je voudrais simplement entendre de ta bouche quel bénéfice tu penses pouvoir représenter pour moi si tu devenais mon légat.
Cicéron déglutit avec peine. J’avais du mal à imaginer à quel point ce devait être douloureux pour lui.
— Si tu veux que je mette les points sur les i , je te dirais que si tu bénéficies de toute évidence d’un immense soutien populaire, tu as nettement moins de partisans au sénat alors que je suis dans une situation exactement inverse : mal vu du peuple pour le moment mais toujours bien considéré parmi nos collègues.
— Tu pourrais donc veiller à mes intérêts au sénat ?
— Je ferais valoir tes positions auprès des sénateurs, oui, et peut-être pourrais-je de temps en temps faire valoir les leurs auprès de toi.
— Mais j’aurais l’assurance que tu seras toujours de mon côté ?
J’entendais presque Cicéron grincer des dents.
— J’espère que je serai, comme je l’ai toujours été, du côté de ma patrie, que je servirai au mieux en conciliant tes intérêts et ceux du sénat.
— Mais je me fiche des intérêts du sénat ! s’exclama César.
Il se redressa soudain sur son siège et, en un mouvement fluide, se leva d’un bond.
— Je vais te dire quelque chose, Cicéron. Laisse-moi t’expliquer une chose. Il y a deux ans, quand je me suis rendu en Hispanie, je devais franchir des montagnes. Alors je suis parti devant avec un groupe d’officiers pour repérer le terrain et nous sommes arrivés dans un tout petit village. Il pleuvait et c’était l’endroit le plus misérable qu’on puisse imaginer. Il n’y avait presque personne pour vivre dans un coin pareil. En fait, c’était un tel trou à rat que c’en était risible. À ce moment, un de mes officiers m’a dit, pour plaisanter : « Tu sais, même ici, il y a probablement des brigues pour les charges, des rivalités pour le premier rang et des jalousies entre les notables. » Et tu sais ce que j’ai répondu ?
— Non.
— J’ai dit qu’en ce qui me concernait, je préférais être le premier ici que le second à Rome. Et je le pensais, Cicéron, je le pensais vraiment ; tu comprends ce que j’essaye de te dire ?
— Je crois que oui, répondit Cicéron en hochant lentement la tête.
— C’est véridique. C’est comme ça que je suis.
— Jusqu’à cette conversation, commenta Cicéron, tu as toujours été une énigme pour moi, César, mais voilà que je commence peut-être à te comprendre pour la première fois, et je te remercie au moins pour ton honnêteté.
Il se mit à rire.
— En fait, c’est carrément drôle.
— Qu’est-ce qui est drôle ?
— Que ce soit moi qu’on chasse de Rome en m’accusant de vouloir être roi !
César se rembrunit un instant, puis se fendit d’un grand sourire.
— Tu as raison, dit-il. C’est amusant !
— Bien, fit Cicéron en se levant, inutile de poursuivre cette conversation. Tu as un pays à conquérir et j’ai d’autres problèmes à régler.
— Ne dis pas cela ! s’écria César. J’exposais simplement les faits. Nous avons besoin de savoir où nous en sommes tous les deux. Tu peux la prendre, cette charge de légat — elle est à toi. Et tu peux t’en acquitter de la façon qui te plaira. Cela m’amuserait de te voir davantage, Cicéron… vraiment.
Il tendit la main.
— Allez, la plupart des hommes politiques sont tellement ennuyeux. Nous qui ne le sommes pas devrions faire équipe.
— Je te remercie pour ta considération, répliqua Cicéron, mais ça ne pourrait pas fonctionner.
— Pourquoi ?
— Parce que dans ton village, moi aussi je voudrais être le premier, et comme je n’y parviendrais pas, j’aspirerais à être un homme libre, et ce qui est pernicieux, chez toi, César — plus pernicieux que Pompée, plus malfaisant que Clodius ou même que Catilina —, c’est que tu n’auras de cesse que tu ne nous aies tous contraints à nous agenouiller devant toi.
Il faisait nuit lorsque nous eûmes regagné la ville. Cicéron ne prit même pas la peine de remettre la couverture sur sa tête. La lumière était trop ténue pour qu’on puisse le reconnaître et les gens se dépêchaient de rentrer chez eux avec autre chose à l’esprit que le destin d’un ancien consul — leur dîner par exemple, et leur toit qui fuyait, et les voleurs qui pullulaient chaque jour davantage dans la cité.
Terentia attendait avec Atticus dans l’ atrium , et quand Cicéron lui eut raconté qu’il avait repoussé l’offre de César, elle poussa un hurlement de douleur et se laissa tomber accroupie sur le sol, se couvrant la tête de ses mains. Cicéron s’agenouilla près d’elle et posa son bras sur ses épaules.
— Tu dois partir maintenant, ma chère, et emmener Marcus avec toi, lui dit-il. Vous passerez la nuit chez Atticus, ajouta-t-il en levant les yeux vers son vieil ami, qui acquiesça d’un hochement de tête. Il sera trop dangereux de rester ici après minuit.
— Et toi ? demanda-t-elle amèrement en se dégageant. Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas te tuer ?
— Si c’est ce que tu veux… si cela peut faciliter les choses.
— Bien sûr, que ce n’est pas ce que je veux ! cria-t-elle. Je veux qu’on me rende ma vie !
— Je crains que ce ne soit pas en mon pouvoir.
Cicéron tendit à nouveau la main vers elle, mais elle le repoussa et se releva. Puis, les mains sur les hanches, elle le foudroya du regard.
— Pourquoi ? l’interrogea-t-elle, pourquoi fais-tu endurer un tel supplice à ta femme et à tes enfants alors que tu pourrais y mettre fin dès demain en t’alliant avec César ?
— Parce qu’en faisant cela, je cesserais d’exister.
— Qu’est-ce que tu entends par « cesser d’exister » ? Qu’est-ce que c’est encore que cette absurdité grandiloquente ?
— Mon corps continuerait de vivre, mais moi, Cicéron — qui que je sois —, je serais mort.
Terentia leva les mains avec désespoir et chercha du regard le soutien d’Atticus.
— Avec tout mon respect, Marcus, intervint Atticus, tu commences à devenir aussi inflexible que Caton. Quel mal y aurait-il à conclure une alliance temporaire avec César ?
— Mais cela n’aurait rien de temporaire ! Il n’y a donc personne qui comprenne dans cette ville ? Cet homme ne s’arrêtera que lorsqu’il sera le maître du monde — il me l’a plus ou moins dit lui-même — et je devrais soit être d’accord avec lui et lui servir de complice, soit rompre avec lui un peu plus tard, et là, je serais fini pour de bon.
— Mais tu es déjà fini pour de bon, rétorqua Terentia d’une voix glacée.
— Alors, Tiron, me dit Cicéron lorsqu’elle fut partie chercher Marcus dans la chambre d’enfants pour qu’il dise au revoir à son père, je voudrais que la dernière action que j’accomplirai dans cette ville soit de te donner ta liberté. J’aurais dû le faire il y a des années — au moins quand j’ai quitté le consulat —, et si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas par manque de reconnaissance pour tes services mais au contraire, parce que tu m’étais trop précieux et que je ne supportais pas l’idée de te perdre. Mais puisque je dois renoncer à tout le reste, il n’est que justice que je te dise adieu à toi aussi. Félicitations, mon ami, ajouta-t-il en me serrant les mains, tu l’as mérité.
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