— En ce jour cruel, déclara-t-il, je veux vous remercier, vous tous qui vous êtes battus si vaillamment pour soutenir ma cause. L’adversité fait partie de la vie — même si je ne la recommande pas nécessairement, vous me comprenez (mes notes font état de rires) —, et elle permet au moins de nous montrer la vraie nature des hommes, et de même que j’ai révélé ma faiblesse, j’ai pu découvrir votre force.
Il s’interrompit et s’éclaircit la gorge. Je crus qu’il allait à nouveau céder aux larmes, mais cette fois, il se reprit :
— Alors, cette loi doit donc prendre effet ce soir à minuit ? Il n’y a pas de doute là-dessus, si je comprends bien ?
Il les interrogea du regard. Tous quatre secouèrent la tête.
— Non, répondit Hortensius, pas le moindre doute.
— Dans ce cas, que me reste-t-il comme options ?
— Il me semble que tu en as trois, dit Hortensius. Tu peux faire comme si la loi n’existait pas, rester à Rome et espérer que tes amis continueront de te soutenir, quoique à partir de demain, cela deviendra plus dangereux que cela ne l’est aujourd’hui. Tu peux quitter la ville ce soir, pendant qu’il est encore légal pour les gens de t’aider, et espérer pouvoir quitter l’Italie sans encombre. Ou tu peux aller voir César et lui demander si son offre tient toujours, et revendiquer l’immunité qui va avec la charge de légat.
— Il y a une quatrième option, bien sûr, intervint Caton.
— Oui ?
— Il pourrait se suicider.
Il y eut un profond silence, puis Cicéron demanda :
— Quel en serait le bénéfice ?
— Du point de vue stoïque, le suicide a toujours été considéré comme un acte de défi pour le sage, et c’est aussi un droit naturel de mettre fin à ses angoisses. Et puis, franchement, ce serait un exemple de résistance à la tyrannie qui ferait date dans l’Histoire.
— Tu penses à une méthode en particulier ?
— Oui. À mon avis, tu devrais t’emmurer dans cette maison et te laisser mourir de faim.
— Je ne suis pas d’accord, intervint Lucullus. Si c’est le martyre que tu recherches, Cicéron, pourquoi prendre la peine de te tuer toi-même ? Pourquoi ne pas rester en ville et défier tes ennemis d’essayer ? Tu auras au moins une chance de survivre. Et si tu meurs, l’opprobre du crime retombera sur eux.
— Être assassiné ne nécessite aucun courage, rétorqua Caton avec mépris, alors que le suicide est un acte viril et volontaire.
— Et toi, Hortensius, quel est ton conseil ? questionna Cicéron.
— Quitte la ville, répondit-il aussitôt. Reste en vie.
Il effleura son front du bout des doigts et sentit le trait de sang qui avait séché dessus.
— Je suis allé voir Pison aujourd’hui. En privé, il compatit avec toi pour la façon dont tu as été traité. Donne-nous le temps d’œuvrer pour faire abroger la loi de Clodius pendant que tu seras en exil volontaire. Je suis certain que tu reviendras un jour avec les honneurs.
— Atticus ?
— Tu connais mon point de vue, dit Atticus. Tu te serais épargné bien des malheurs si tu avais commencé par accepter l’offre de César.
— Et toi, Terentia ? Qu’en dis-tu, ma chère ?
Elle avait pris le deuil, comme son mari, et, avec son visage pâle dans ses vêtements noirs, elle était devenue notre Électre. Elle s’exprima avec une grande intensité :
— Notre existence actuelle est intolérable. L’exil volontaire m’apparaît comme une lâcheté. Et tu peux toujours essayer d’expliquer ton suicide à ton fils de six ans. Tu n’as pas le choix. Va voir César.
L’après-midi touchait à sa fin — un soleil rouge sombrait derrière les arbres dénudés et une douce brise printanière apportait du forum la clameur incongrue de « Mort au tyran ! ». Les autres sénateurs et leur suite sortirent par la porte d’entrée pour faire diversion pendant que Cicéron et moi quittions la maison par-derrière. Cicéron avait une vieille couverture brune remontée sur la tête et ressemblait exactement à un mendiant. Nous descendîmes rapidement l’escalier de Cacus pour prendre la route de l’Étrurie et nous glissâmes dans la foule qui sortait de la ville par la porte du fleuve. Personne ne nous importuna ni même ne nous accorda un regard.
J’avais envoyé un esclave en avant avec un message pour César l’informant que Cicéron désirait le voir, et l’un de ses officiers, coiffé d’un casque à plumet rouge, nous attendait à la porte. Il fut très décontenancé par l’apparence de Cicéron, mais se ressaisit assez vite pour esquisser une ébauche de salut avant de nous escorter sur le Champ de Mars. Il y avait là une immense ville de tentes qui avaient été dressées pour loger les nouvelles légions de César, et, alors que nous la traversions, je remarquai partout des signes que l’armée levait le camp et s’apprêtait à partir pour la Gaule : on comblait les fosses à déchets, on rasait les remparts de terre et on chargeait des chariots de fournitures diverses. L’officier expliqua à Cicéron qu’ils avaient ordre de se mettre en route vers le nord avant l’aube du lendemain. Il nous conduisit à une tente nettement plus grande que les autres, érigée sur une petite éminence à l’écart, et arborant pour enseigne de légion un aigle planté au bout d’une hampe. Le soldat nous pria d’attendre puis souleva le rabat et disparut sous la tente, laissant Cicéron, barbu, revêtu de sa vieille tunique et les épaules drapées dans sa couverture élimée, embrasser le camp du regard.
— Il semble que ce soit toujours comme ça avec César, fis-je remarquer pour essayer de rendre le silence moins pesant. Il aime faire attendre ses visiteurs.
— Nous ferions mieux de nous y habituer, répliqua Cicéron d’une voix sombre. Regarde ça, dit-il en faisant un signe de tête en direction du Tibre.
Derrière le camp, dans la lumière poussiéreuse de la plaine, surgissait un grand ensemble d’échafaudages.
— Ce doit être le théâtre du Pharaon.
Il le contempla un long moment tout en se mordillant l’intérieur des lèvres.
Le rabat s’écarta enfin et l’on nous fit entrer sous la tente. L’intérieur était très peu meublé : une mince paillasse à même le sol, recouverte d’une simple couverture ; à côté, un coffre de bois sur lequel était posé un miroir, des brosses à cheveux, un broc à eau et une cuvette ainsi qu’un portrait miniature de femme dans un cadre en or (je suis presque certain qu’il s’agissait de Servilia, mais je n’étais pas assez près pour être catégorique). César était assis devant une table pliante chargée de documents. Il était en train de signer quelque chose. Deux secrétaires se tenaient immobiles derrière lui. Il termina ce qu’il faisait, leva les yeux, se mit debout et s’avança vers Cicéron, la main tendue. C’était la première fois que je le voyais en uniforme militaire. Cela lui allait comme une seconde peau, et je pris conscience que depuis toutes ces années que je l’observais, je ne l’avais jamais vu dans l’arène qui lui convenait le mieux. Cela donnait à réfléchir.
— Mon cher Cicéron, commença-t-il en examinant l’apparence de son visiteur, je suis sincèrement attristé de te voir dans cette misérable situation.
Avec Pompée, c’était toujours force embrassades et claques dans le dos, mais César n’était pas très porté sur ce genre de démonstrations. Après une brève poignée de main, il fit signe à Cicéron de s’asseoir.
— Comment puis-je t’aider ?
— Je suis venu accepter ce poste de légat, répondit Cicéron en se perchant sur le bord de la chaise, si ton offre tient toujours.
— Ah oui, vraiment ? fit César avec une moue de scepticisme. On peut dire que tu as attendu le dernier moment !
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