— Je dois donc avoir la Gaule transalpine — où il va bien falloir combattre — et lui la Gaule cisalpine, et pourtant nous aurons deux légions chacun ?
— Oui, sauf qu’il gouvernera sa province pendant tout un lustre alors que tu devras céder la tienne à la fin de l’année. Tu peux être sûr que s’il y a la moindre gloire à tirer, c’est César qui l’aura.
Celer poussa un mugissement rageur et agita les poings.
— Il faut l’arrêter ! Je me fiche qu’ils soient trois à diriger cette république. Nous sommes des centaines !
Cicéron s’assit à côté de lui sur le lit de repas.
— Nous n’avons pas besoin de les battre tous les trois, dit-il à voix basse. Il suffit d’un seul. Tu as entendu ce que Pompée a dit. Si nous arrivons à nous charger de César, je ne crois pas qu’il interviendra vraiment. Tout ce qui compte pour Pompée, c’est sa propre dignité.
— Et Crassus ?
— Une fois César hors course, Pompée et lui ne resteront pas alliés une heure de plus — ils ne peuvent pas se supporter. Non : César est la pierre qui soutient toute cette arche. Tu l’enlèves et c’est toute la structure qui s’effondre.
— Qu’est-ce que tu proposes alors ?
— Le faire arrêter.
Celer tourna vers Cicéron un regard incisif.
— Mais la personne de César est inviolable, non pas une fois, mais deux — d’abord en tant que grand pontife, ensuite en tant que consul.
— Tu crois vraiment qu’il se soucierait de la loi s’il était à notre place ? Alors que toutes ses décisions en tant que consul sont illégales ? Soit nous l’arrêtons maintenant, pendant qu’il est encore temps, soit nous le laissons faire jusqu’à ce qu’il nous ait tous éliminés un par un et qu’il ne reste plus personne pour s’opposer à lui.
J’étais stupéfié par ce que j’entendais. Je suis sûr que Cicéron n’aurait jamais envisagé un seul instant des mesures aussi désespérées s’il n’y avait eu les événements de l’après-midi. Qu’il puisse s’exprimer de la sorte donnait la mesure de l’abîme qu’il voyait à présent s’ouvrir devant lui.
— Comment faudrait-il procéder ? demanda Celer.
— C’est toi qui es à la tête d’une armée. Tu as combien d’hommes à ta disposition ?
— J’ai deux cohortes cantonnées à l’extérieur de la ville et qui se préparent à m’accompagner en Gaule.
— Tes hommes te sont-ils fidèles ?
— Je réponds de leur loyauté.
— Accepteraient-ils d’arrêter César chez lui après la tombée de la nuit pour le retenir quelque part ?
— Sans aucun doute, pourvu que j’en donne l’ordre. Mais ne vaudrait-il pas mieux le supprimer tout simplement ?
— Non, décréta Cicéron. Il faut qu’il y ait un procès. Là-dessus, je suis formel. Je ne veux pas d’« accident ». Nous devrons déposer une loi pour constituer un tribunal spécial qui le jugera pour tous ses actes illégaux. Je dirigerai l’accusation. Tout devra être clair et transparent.
Celer semblait dubitatif.
— À partir du moment où tu es d’accord pour qu’il ne puisse y avoir qu’un verdict.
— Et il devra être soumis à l’approbation de Pompée — ne t’imagine pas un seul instant que tu pourras revenir à ton ancienne manie de t’opposer à toutes ses volontés. Nous devons garantir à ses hommes qu’ils pourront conserver leurs fermes et confirmer les colonies en Orient… peut-être même lui accorder un second consulat.
— Cela fait beaucoup à avaler d’un seul coup. Ne risquons-nous pas d’échanger un tyran contre un autre ?
— Non, assura Cicéron avec beaucoup de conviction. César appartient à une tout autre catégorie d’hommes. Pompée désire simplement diriger le monde. César n’aspire qu’à le réduire en miettes pour le reconstruire à son image. Et puis il y a encore autre chose…
Il s’interrompit, cherchant ses mots.
— Quoi ? Il est plus intelligent que Pompée, je lui reconnais ça.
— Oh oui, oui, bien sûr, il est cent fois plus intelligent. Mais non, ce n’est pas ça… c’est plus… je ne sais pas… il a comme une sorte de détachement divin — du mépris pour le monde lui-même, si tu veux… comme s’il pensait que tout n’est qu’une vaste plaisanterie. Bref, cela — quel que soit le nom qu’on puisse lui donner — le rend difficile à maîtriser.
— Tout cela est bien philosophique, mais je vais te dire comment on peut le maîtriser. C’est très simple. On lui passe une épée en travers de la gorge et tu verras qu’il meurt comme n’importe qui. En tout cas, il faut procéder avec lui comme il le ferait avec nous : rapidement et impitoyablement, et au moment où il s’y attend le moins.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Demain soir.
— Non, c’est trop tôt, protesta Cicéron. Nous ne pouvons pas agir seuls. Il faut que nous trouvions des alliés.
— Alors César risque d’en entendre parler. Tu sais combien il a d’informateurs.
— Je ne parle que d’une demi-douzaine d’hommes, tout au plus. Tous de confiance.
— Qui ?
— Lucullus. Hortensius. Isauricus — il a encore beaucoup d’influence et il n’a jamais pardonné à César d’être devenu grand pontife. Et peut-être Caton.
— Caton ! railla Celer. On en sera encore à discuter de l’éthique du problème quand César sera mort de vieillesse !
— Je n’en suis pas certain. Caton a été le plus virulent à demander qu’on agisse contre la clique de Catilina. Et puis le peuple le respecte presque autant qu’il aime César.
Le plancher grinça et Celer posa un doigt sur ses lèvres.
— Qui est là ? appela-t-il.
La porte s’ouvrit. C’était Clodia. Je me demandai depuis combien de temps elle écoutait et ce qu’elle avait pu entendre. Celer se posait visiblement la même question.
— Qu’est-ce que tu fais là ? l’interrogea-t-il.
— J’ai entendu des voix. J’allais sortir.
— Sortir ? dit-il sur un ton suspicieux. À cette heure ? Qu’est-ce que tu vas faire dehors ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Voir mon frère, le plébéien. Pour fêter ça !
Celer jura, saisit le pichet de vin et le lança en direction de sa femme. Mais elle était déjà partie et le pichet s’écrasa sans grands dommages contre le mur. Je retins mon souffle pour voir comment elle allait réagir, mais j’entendis simplement la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer.
— Quand pourras-tu rassembler les autres ? s’enquit Celer. Demain ?
— Mieux vaut dire le jour d’après, répondit Cicéron, qui n’en revenait toujours pas de l’échange auquel il venait d’assister. Pour ne pas donner à penser que nous agissons dans l’urgence et risquer que César l’apprenne. Retrouvons-nous chez moi, après-demain, après la clôture des affaires publiques.
Le lendemain matin, Cicéron rédigea les invitations lui-même et me chargea de faire le tour de la ville pour les remettre en mains propres à leurs destinataires. Ils furent tous les quatre très intrigués, d’autant plus que tout le monde avait déjà entendu parler de l’agrégation de Clodius à la plèbe. Lucullus me dit même, avec son sourire froid et dédaigneux :
— Qu’est-ce que ton maître veut donc comploter avec moi ? Un meurtre ?
Mais ils acceptèrent tous de venir — même Caton, qui ne se montrait pas en règle générale très sociable — parce qu’il étaient tous très inquiets de ce qui se passait. Le projet de loi de Vatinius proposant d’accorder à César deux provinces et une armée pour une durée de cinq ans venait juste d’être placardé sur le forum. Les patriciens enrageaient, les plébéiens exultaient et l’humeur générale était à l’orage. Hortensius me prit à part et me dit que si je voulais savoir à quel point la situation se détériorait, je n’avais qu’à aller jeter un coup d’œil sur la tombe des Sergii, qui se dresse à la croisée des chemins juste derrière la porte Capène. C’est là qu’on avait enterré la tête de Catilina. Je m’y rendis et trouvai la tombe couverte de fleurs fraîches.
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