Jusque-là, Cicéron avait été écouté en silence. Mais maintenant, beaucoup de gens reprenaient leur souffle ou se tournaient vers leurs voisins pour exprimer leur stupéfaction. Balbus avait commencé à prendre des notes sur une tablette de cire. Je me suis demandé : Sait-il ce qu’il est en train de faire ? Et je risquai un coup d’œil vers Cicéron. Il semblait à peine savoir où il se trouvait — ne plus avoir conscience de la cour, de son auditoire, de moi ni du moindre calcul politique : plus rien ne comptait sauf trouver les mots.
— Ces hommes ont fait de Catilina ce qu’il est devenu. Sans eux, il n’aurait pas même existé. Ils lui ont accordé leurs votes, leur fortune, leur soutien et leur protection. Ils le défendaient au sénat, dans les cours de justice et dans les assemblées populaires. Ils l’ont protégé, ils l’ont nourri et lui ont même fourni les armes dont il avait besoin pour massacrer le gouvernement. (Ici, mes notes enregistrent d’autres exclamations sonores en provenance du public.) Jusqu’ici, citoyens, je ne m’étais pas rendu compte que je devais combattre non pas une, mais deux conspirations. Il y avait la conspiration que j’ai anéantie, et puis il y avait la conspiration derrière cette conspiration — et celle-ci, plus secrète, continue de prospérer. Regardez autour de vous, Romains, et vous verrez combien elle prospère ! Dirigée par un comité secret et par la terreur imposée dans la rué. Dirigée pas des méthodes illégales et par la brigue à grande échelle — par tous les dieux, tu accuses Hybrida de corruption ? Il est aussi innocent et sans défense que l’enfant qui vient de naître comparé à César et à ses amis !
« Ce procès lui-même en est la preuve. Pensez-vous vraiment que Rufus soit le seul auteur de cette accusation ? Ce néophyte qui commence tout juste à avoir de la barbe au menton ? C’est absurde ! Ces attaques — ces prétendues preuves — ne sont pas conçues pour discréditer seulement Hybrida, mais pour me discréditer aussi — ma réputation, mon consulat et les politiques que j’ai poursuivies. Les hommes qui sont derrière Rufus cherchent à détruire les traditions de notre république à des fins personnelles et vicieuses, et pour y parvenir — pardonnez-moi si je me flatte : ce ne sera pas la première fois, je le sais —, pour atteindre cet objectif, ils ont besoin de me détruire d’abord.
« Eh bien, citoyens, ici même, dans ce tribunal, à ce jour et à cette heure, vous avez l’occasion de vous élever à une gloire immortelle. Qu’hybrida ait commis des erreurs, je n’en doute pas. Qu’il se soit attribué plus de largesses que la sagesse l’aurait exigé, je le concède avec tristesse. Mais regardez au-delà de ses péchés et vous verrez ce même homme qui s’est dressé avec moi contre le monstre qui, il y a quatre ans, menaçait cette ville. Sans son assistance, j’aurais été terrassé par un assassin dès le début de mon mandat. Il ne m’a pas abandonné alors, et je ne l’abandonnerai pas aujourd’hui. Votez l’acquittement, je vous en conjure : gardez-le ici, à Rome, et, par la grâce de nos dieux immémoriaux, nous ferons revivre la lumière de la liberté sur la cité de nos ancêtres.
Ainsi parla Cicéron, mais, quand il se rassit, il n’y eut que peu d’applaudissements, plutôt un brouhaha de stupéfaction parcourant le tribunal devant la teneur de ses propos. Ceux qui étaient d’accord avec lui étaient trop effrayés pour le soutenir ouvertement. Ceux qui n’étaient pas d’accord se sentaient trop intimidés par la puissance de sa rhétorique pour protester. Les autres — la majorité, me semble-t-il — ne savaient tout simplement que penser. Je cherchai Balbus dans la foule, mais il s’était éclipsé. Je rejoignis Cicéron avec mon polyptyque et le félicitai pour la force de ses remarques.
— Tu as tout noté ? demanda-t-il.
Je lui répondis que oui et il me pria de tout recopier au net dès que nous serions rentrés à la maison et de dissimuler le tout dans un endroit sûr.
— Je pense que César ne va pas tarder à en avoir une version, ajouta-t-il. J’ai vu ce reptile de Balbus écrire presque aussi vite que je pouvais parler. Nous devons nous assurer d’avoir une transcription précise au cas où l’affaire serait portée devant le sénat.
Je ne pus m’attarder plus longtemps pour lui parler car le préteur ordonnait que le jury votât sur-le-champ. Je contemplai le ciel. Je me souviens qu’on était en milieu de journée et que le soleil était haut et chaud. Je regagnai ma place et regardai l’urne passer de main en main et se remplir de jetons. Cicéron et Hybrida regardaient aussi, assis côte à côte, trop nerveux pour parler, et je repensai à tous ces procès que j’avais suivis et qui se terminaient tous exactement de la même façon, par cette horrible période d’attente. Puis les commis terminèrent enfin leur décompte et portèrent le résultat au préteur. Il se leva et nous l’imitâmes tous.
— La question posée devant cette cour est de savoir si Gaius Antonius Hybrida doit être condamné pour trahison en relation avec son gouvernement de la province de Macédoine. En faveur de la condamnation, quarante-sept voix, et en faveur de l’acquittement, douze voix.
Il y eut une explosion de joie de la part de la foule. Hybrida baissa la tête. Le préteur attendit que le bruit se fût apaisé.
— Gaius Antonius Hybrida est donc déchu à perpétuité de tous ses droits de propriété et de citoyenneté, et se verra à partir de minuit interdit de l’eau et du feu sur toutes les terres, provinces et colonies d’Italie, et quiconque cherchera à lui porter assistance sera soumis au même châtiment. La séance est levée.
Cicéron n’a pas perdu beaucoup d’affaires, mais à chaque fois que ce fut le cas, il mit un point d’honneur à féliciter son adversaire. Pas cette fois. Lorsque Rufus s’approcha avec sur le visage une expression de commisération, Cicéron lui tourna ostensiblement le dos, et je fus content de voir cette fripouille rester stupidement la main tendue. Il finit par hausser les épaules et tourna les talons. Quant à Hybrida, il fit preuve de philosophie.
— Eh bien, dit-il à Cicéron alors que je me trouvais à proximité et qu’il se préparait à être emmené par les licteurs, tu m’avais prévenu et, heureusement, j’ai un peu d’argent de côté pour voir venir pendant ma retraite. Il paraît en outre que la côte au sud de la Gaule ressemble beaucoup à la baie de Naples. Alors ne te fais pas de souci pour moi, Cicéron. Après ce discours, c’est pour toi-même que tu devrais t’inquiéter.
Environ deux heures plus tard — certainement pas plus —, la porte de Cicéron s’ouvrit brusquement et Metellus Celer apparut, visiblement très agité et demandant à voir mon maître. Cicéron dînait avec Terentia, et j’étais encore occupé à transcrire son discours. Mais je vis que c’était d’une extrême urgence, aussi le conduisis-je aussitôt à Cicéron.
Celui-ci était allongé sur un lit de repas et décrivait la fin du procès d’Hybrida quand Celer fit irruption dans la pièce et l’interrompit.
— Qu’as-tu dit à propos de César au tribunal, ce matin ?
— Bonjour à toi, Celer. J’ai lâché quelques vérités, c’est tout. Tu veux te joindre à nous ?
— Eh bien, ce devaient être des vérités plutôt dangereuses parce que Caius est en train de préparer une riposte d’envergure.
— Vraiment ? répliqua Cicéron avec un sang-froid affiché. Et quelle sera ma punition ?
— Au moment où nous parlons, il est au sénat et fait en sorte que mon porc de beau-frère puisse devenir plébéien !
Le calme étudié de Cicéron l’abandonna. Il se redressa avec une inquiétude si vive qu’il renversa son verre.
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