Puis, à la veille du débat et après plus de deux ans passés à Chypre, Marcus Porcius Cato revint à Rome. À la tête d’une flottille chargée de trésors, il remonta en grande pompe le Tibre depuis Ostie, accompagné par son neveu, Brutus, dont on espérait de grandes choses. La totalité du Sénat, l’ensemble des prêtres et magistrats et une bonne partie du peuple vinrent à leur rencontre. Les consuls attendaient sur un débarcadère coloré et décoré de rubans, mais Caton continua d’avancer, debout à la proue de sa galère royale à six rangs de rames, en tunique noire loqueteuse, son visage émacié résolument tourné vers les Navalia. La foule poussa une exclamation indignée et un soupir de déception devant ce qu’ils prirent pour de l’arrogance. Mais le butin, d’une valeur de sept mille talents d’argent, fut alors débarqué et chargé dans des chars à bœufs qui formèrent une procession partant du port et allant jusqu’au temple de Saturne, où reposait le Trésor public. Avec cette contribution, Caton transformait les finances de la nation — c’était assez pour distribuer gratuitement du blé aux citoyens romains pendant cinq ans —, et le Sénat se réunit aussitôt pour lui voter une préture extraordinaire et le privilège de porter la toge prétexte.
Appelé par Marcellinus à répondre, Caton dénonça avec mépris ce qu’il appela « ces futilités abjectes ».
— Je me suis acquitté de la mission que m’a assignée le peuple romain, une mission que je n’avais pas sollicitée et que j’aurais préféré ne pas entreprendre. Maintenant qu’elle est achevée, je n’ai pas besoin de flatteries orientales ou de vêtements ostentatoires qui me bouffiraient d’orgueil : il me suffit de savoir que j’ai accompli mon devoir. Comme ce devrait être le cas pour tout un chacun.
Dès le lendemain, il fut de retour à la chambre pour les débats sur les provinces et fit comme s’il n’était jamais parti — s’occupant, ainsi qu’à son habitude, à vérifier les registres pour vérifier qu’aucun gaspillage ne s’était glissé dans les comptes publics. Il ne les posa de côté que lorsque Cicéron prit la parole.
La séance était bien entamée, et la plupart des anciens consuls s’étaient déjà exprimés. Cicéron parvint néanmoins à tenir encore un peu ses auditeurs en haleine en consacrant la première partie de son discours à une attaque contre ses ennemis de longue date, Pison et Gabinius, respectivement gouverneurs de Macédoine et de Syrie. À un moment le consul, Marcus Philippus, époux de la nièce de César, qui comme beaucoup d’autres commençait à s’impatienter, l’interrompit pour lui demander pourquoi il s’en prenait aussi longuement à ces deux marionnettes alors que le véritable instigateur de la campagne qui avait conduit à son exil n’était autre que César. Cela fournit à Cicéron l’ouverture qu’il attendait.
— Parce que je consulte ici le bien de l’État, et non l’intérêt de ma vengeance. Mon cœur, ô mes concitoyens ! est embrasé de l’amour de la patrie, et c’est encore ce sentiment profond et inaltérable qui me ramène aujourd’hui vers César, qui me réunit à lui, et qui lui rend toutes les affections de mon âme.
« Il m’est, poursuivit-il, criant pour se faire entendre par-dessus les sifflets, impossible de n’être pas l’ami d’un homme qui sert bien son pays. César, pères conscrits, a porté la guerre chez les Gaulois : jusqu’à lui, nous étions restés sur la défensive. Il a cru devoir, non seulement combattre ceux qu’il voyait armés contre le peuple romain, mais encore réduire la Gaule tout entière sous notre domination. Il a remporté les plus heureuses victoires sur les Germains et les Helvétiens, les plus redoutables de ces peuples par leur courage et par leur nombre ; les autres ont été terrassés, domptés, subjugués : il les a tous accoutumés à l’obéissance du peuple romain.
« Mais la guerre n’est pas encore achevée. En nommant un successeur à César, nous avons à craindre que des feux mal éteints ne se réveillent, et n’excitent un nouvel incendie. Ainsi donc, comme sénateur, je puis, si vous le voulez, ne pas aimer César, mais je dois sacrifier mes inimitiés au bien de l’État, car comment pourrais-je être l’ennemi d’un héros de qui les lettres et les courriers font chaque jour retentir à mon oreille les noms inconnus des peuples, des nations et des contrées que ses armes ont soumis ?
Ce ne fut pas son discours le plus convaincant et, vers la fin, il s’enfonça un peu en essayant de démontrer que César et lui n’avaient jamais été réellement ennemis par une sorte de sophisme qui souleva des rires. Cependant, il alla jusqu’au bout. La motion réclamant le rappel de César n’aboutit pas et, la séance terminée, même si les adversaires les plus acharnés de César comme Ahenobarbus ou Bibulus lui tournèrent résolument le dos, Cicéron put marcher vers la sortie la tête haute. C’est alors que Caton l’intercepta. J’attendais près de la porte et pus entendre leur conversation.
Caton. — Tu me déçois au-delà de ce que j’aurais pu croire, Marcus Tullius. Ton reniement vient de nous coûter ce qui aurait pu être notre dernière chance d’arrêter un dictateur.
Cicéron. — Pourquoi voudrais-je arrêter un homme qui remporte victoire sur victoire ?
Caton. — Mais pour qui remporte-t-il ces victoires ? Pour lui-même ou pour la République ? Et depuis quand la conquête de la Gaule est-elle devenue une cause nationale ? Le Sénat ou le peuple ont-ils autorisé cette guerre ?
Cicéron. — Pourquoi ne présentes-tu pas une motion pour y mettre fin, alors ?
Caton. — C’est peut-être ce que je vais faire.
Cicéron. — C’est cela… et vois jusqu’où cela va te mener. Au fait, content de te revoir.
Mais Caton n’était pas d’humeur à plaisanter, et il s’éloigna d’un pas décidé pour aller parler à Bibulus et Ahenobarbus. À partir de ce jour, ce fut lui qui mena l’opposition contre César, tandis que Cicéron se retirait dans sa maison du Palatin afin d’y mener une vie plus paisible.
La conduite de Cicéron n’avait rien d’héroïque. Il avait perdu la face et il le savait. Il le résuma ainsi dans une lettre à Atticus : Adieu la droiture, l’honneur, les belles maximes !
Cependant, même après toutes ces années, et même avec la sagesse qu’apporte le recul, je ne vois pas comment il aurait pu agir autrement. Il était plus facile pour Caton de défier César. Il venait d’une famille riche et puissante, et la menace de Clodius ne planait pas en permanence au-dessus de sa tête.
Tout se déroulait à présent suivant le plan des triumvirs, et Cicéron n’aurait pu l’empêcher, y eût-il sacrifié sa vie. Clodius et ses bandits commencèrent par perturber la campagne des élections consulaires, de sorte qu’il fallut l’arrêter. Puis ils menacèrent et intimidèrent les autres candidats jusqu’à ce qu’ils se désistent. Il fallut enfin repousser les élections. Seul Ahenobarbus, avec le soutien de Caton, eut le courage de maintenir sa candidature contre Pompée et Crassus. La majorité des sénateurs revêtirent le deuil en signe de protestation.
Cet hiver-là, pour la première fois, la cité fut peuplée par les vétérans de César de retour de campagne — lesquels buvaient, couraient la gueuse et menaçaient quiconque refusait de saluer l’effigie de leur chef lorsqu’ils la dressaient aux carrefours. La veille du scrutin retardé, Caton et Ahenobarbus descendirent à la lueur des torches aux enclos de vote pour tenter de solliciter des soutiens, mais ils furent assaillis en chemin par les hommes de Clodius ou de César, et leur porteur de flambeau fut tué. Caton prit un coup de couteau au bras droit, et il eut beau exhorter Ahenobarbus à tenir bon, ce dernier s’enfuit chez lui, où il se barricada, refusant par la suite de sortir. Le lendemain, Pompée et Crassus furent élus consuls, et peu après, ainsi qu’il avait été décidé à Lucques, ils s’assurèrent les provinces qu’ils désiraient gouverner au terme de leur mandat, à savoir l’Espagne pour Pompée et la Syrie pour Crassus, et ce pour une durée de cinq ans au lieu de l’année habituelle. César, lui, obtint cinq années supplémentaires de proconsulat en Gaule. Pompée n’eut même pas à quitter Rome. Il gouverna l’Espagne par le biais de ses lieutenants.
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