Nous quittâmes Rome aux premières lueurs du jour — Terentia, Tullia et Marcus, tous dans la même voiture que Cicéron, qui était de fort bonne humeur — et filâmes bon train pour passer la première nuit dans la maison de Tusculum, que Cicéron eut le plaisir de trouver de nouveau habitable. Nous nous arrêtâmes ensuite dans le domaine familial d’Arpinum, où nous séjournâmes une semaine. Ce fut de ces froids sommets des Apennins que nous descendîmes au sud vers la Campanie.
À chaque mille, les nuages de l’hiver se dissipaient un peu plus et le ciel devenait plus bleu, la température plus douce, l’air plus parfumé de senteurs d’herbes et de pins. Lorsque nous atteignîmes la route côtière, une douce brise venue de la mer nous accueillit. Cumes était alors une ville bien plus petite et plus calme qu’aujourd’hui. À l’acropole, je donnai une description de notre destination, et un prêtre m’indiqua l’est du lac Lucrin, un endroit au pied des collines, qui donnait sur la lagune et l’étroite langue de terre jusqu’au bleu moucheté de la Méditerranée. La villa en elle-même était petite et en mauvais état, avec une demi-douzaine de vieux esclaves pour s’en occuper. Le vent s’engouffrait par les murs ouverts ; il manquait une partie du toit. Mais le panorama valait à lui seul tous les inconforts. En bas, sur le lac, des barques évoluaient entre les parcs à huîtres, et derrière, côté jardin, on avait une vue majestueuse de la pyramide verdoyante du Vésuve. Cicéron était enchanté, et se mit aussitôt à travailler avec les artisans locaux pour entreprendre un vaste programme de rénovation et d’embellissement. Marcus jouait sur la plage avec son tuteur. Terentia cousait sur la terrasse. Tullia lui lisait les auteurs grecs. C’étaient des vacances familiales comme ils n’en avaient pas pris depuis des années.
Restait cependant un mystère. À l’époque comme aujourd’hui, cette bande de côte entre Cumes et Puteoli était jalonnée de villas qui appartenaient aux membres du Sénat. Cicéron supposait tout naturellement que, dès que l’on saurait qu’il séjournait dans la région, il commencerait à recevoir des visites. Mais personne ne venait. Un soir qu’il se tenait sur la terrasse et contemplait la côte, puis regardait du côté des montagnes, il se plaignit de ne voir pratiquement pas de lumière. Où étaient les fêtes, les dîners ? Il arpenta la plage, un mille dans chaque sens, et n’aperçut pas l’ombre d’une toge sénatoriale.
— Il doit se passer quelque chose, confia-t-il à Terentia. Où sont-ils donc tous ?
— Je n’en sais rien, répliqua-t-elle, mais en ce qui me concerne, je suis contente qu’il n’y ait personne avec qui tu puisses parler politique.
L’explication arriva le matin du cinquième jour.
J’étais sur la terrasse, en train de répondre à la correspondance de Cicéron, quand je notai qu’un petit groupe de cavaliers avait quitté la route côtière et pris le sentier qui montait à notre maison. Ma première pensée fut : Clodius ! Je me levai pour mieux voir et remarquai avec effroi que le soleil se reflétait sur des casques et des plastrons. Cinq cavaliers : des soldats.
Terentia et les enfants étaient partis pour la journée afin de consulter la Sibylle, dont on prétendait qu’elle vivait dans une jarre à l’intérieur d’une grotte, à Cumes. Je me précipitai dans la maison pour prévenir Cicéron, mais, le temps de le trouver — il était en train de choisir les couleurs de la salle à manger —, les cavaliers pénétraient déjà dans la cour. Leur chef descendit de cheval et retira son casque. On aurait dit une apparition effrayante : couvert de poussière, semblable à un présage de mort. La blancheur de son nez et de son front formait un contraste saisissant avec la crasse qui maculait le reste de son visage. Il semblait porter un masque. Mais je le connaissais : c’était un sénateur, quoique d’un niveau peu élevé — un membre de cette classe docile et consciencieuse que sont les pederii, qui n’avaient pas droit à la parole et se contentaient de voter avec leurs pieds. Il s’appelait Lucius Vibulius et était l’un des officiers de Pompée, originaire, naturellement, de la même région que lui, le Picenum.
— On pourrait parler ? fit-il d’un ton bourru.
— Bien sûr, répondit Cicéron, entrez tous. Vous prendrez bien quelque chose à boire et à manger.
— Je vais entrer, répliqua Vibulius. Eux vont attendre ici pour s’assurer que nous ne serons pas dérangés.
Il s’avança, très raide, telle une statue de terre qui s’animerait soudain.
— Vous paraissez épuisés. Vous venez de loin comme ça ?
— De Lucques.
— Lucques ? répéta Cicéron. Mais ce doit être à trois cents milles ?
— Plutôt trois cent cinquante. Cela fait une semaine que nous chevauchons.
Il s’assit, soulevant un nuage de poussière.
— Il y a eu une réunion à ton sujet, et on m’envoie t’informer de ses conclusions. Ceci doit être confidentiel, ajouta-t-il en me regardant.
Déconcerté, et se demandant visiblement s’il n’avait pas affaire à un fou, Cicéron assura :
— C’est mon secrétaire. Tu peux tout dire devant lui. Quelle réunion ?
— Comme tu voudras.
Vibulius ôta ses gants, défit le côté de son plastron, passa la main sous la plaque de métal et en tira un document, qu’il ouvrit soigneusement.
— Si j’arrive de Lucques, c’est parce que c’est là que Pompée, César et Crassus se sont retrouvés.
— Non, assura Cicéron, sourcils froncés, c’est impossible. Pompée se rend en Sardaigne. Il me l’a dit lui-même.
— On peut faire les deux, non ? répliqua affablement Vibulius. On peut aller à Lucques, puis en Sardaigne. Je peux même te dire comment ça s’est fait. Après ton petit discours au Sénat, Crassus est allé voir César à Ravenne pour lui rapporter tes propos. Puis ils ont traversé ensemble l’Italie pour intercepter Pompée avant qu’il n’embarque à Pise. Ils ont passé plusieurs jours tous les trois à discuter de nombreux sujets, parmi lesquels ce qu’il fallait faire de toi .
Je me sentis soudain nauséeux. Cicéron se montra plus robuste.
— Il n’est nul besoin de se montrer impertinent.
— Voici en substance ce qui en est sorti : Tais-toi, Marcus Tullius ! Arrête de parler au Sénat des lois de César. Cesse d’essayer de semer la discorde entre les Trois ! Arrête de parler de Crassus. Tais-toi tout court, en fait.
— Tu as terminé ? demanda Cicéron d’une voix calme. Dois-je te rappeler que tu es un invité chez moi ?
— Non, je n’ai pas tout à fait fini, repartit Vibulius en consultant ses notes. Le propréteur de Sardaigne, Appius Claudius, a également participé à une partie de leurs entretiens. Il était là afin de faire certaines démarches pour le compte de son frère, dont il ressort que Pompée et Clodius doivent se réconcilier publiquement.
— Se réconcilier ? répéta Cicéron, soudain hésitant.
— À l’avenir, ils feront front dans l’intérêt de la communauté. Pompée me charge aussi de te dire qu’il est très mécontent de toi, Marcus Tullius, très mécontent. Je cite ses paroles exactes. Il pense qu’il a fait preuve d’une grande loyauté à ton égard en faisant campagne pour que tu sois rappelé de ton exil, et il s’était à cet effet engagé personnellement concernant l’attitude que tu observerais vis-à-vis de César — engagement que, te rappelle-t-il, tu avais répété à César par écrit et que tu as maintenant violé. Il se sent trahi. Il se sent gêné. Il insiste pour que, en gage d’amitié, tu retires du Sénat ta motion sur les lois agraires de César, et que tu ne te prononces plus sur le sujet avant de l’avoir préalablement consulté.
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