— Je n’ai parlé comme je l’ai fait que dans l’intérêt de Pompée…
— Il voudrait que tu lui écrives une lettre confirmant que tu feras ce qu’il te demande.
Vibulius roula son document et le rangea sous sa cuirasse.
— Ça, c’est la partie officielle. Ce que je vais te dire maintenant est strictement confidentiel. Tu comprends ce que je te dis ?
Cicéron esquissa un geste las. Il comprenait.
— Pompée voudrait que tu évalues l’ampleur des forces en présence : c’est pour cela que les autres lui ont accordé l’autorisation de t’informer. Plus tard dans l’année, Crassus et lui vont se présenter aux élections consulaires.
— Ils vont perdre.
— Si les élections avaient lieu comme d’habitude cet été, tu aurais sans doute raison. Mais les élections seront remises.
— Pourquoi cela ?
— À cause des violences à Rome.
— Quelles violences ?
— Clodius se chargera des violences. Ça aura pour résultat de repousser les élections jusqu’à cet hiver. À ce moment-là, la saison des campagnes en Gaule sera terminée, et César pourra envoyer plusieurs milliers de ses vétérans à Rome afin qu’ils votent pour ses collègues. Et alors , ils pourront gagner. À la fin de leur consulat, Crassus et Pompée deviendront tous les deux proconsuls — Pompée en Hispanie, Crassus en Syrie. Au lieu de l’année habituelle, ces commandements seront attribués pour cinq ans. Naturellement, dans l’intérêt de la justice, le mandat de César en Gaule sera lui aussi prorogé de cinq années.
— C’est proprement incroyable…
— Et à la fin de ce service prolongé, César rentrera à Rome et sera à son tour élu au consulat — Pompée et Crassus s’assurant alors que leurs vétérans seront présents pour voter pour lui. Ce sont les termes des accords de Lucques. Ils sont conçus pour durer au moins sept ans. Pompée a promis à César que tu t’y conformerais.
— Et si je m’y refuse ?
— Il ne pourra plus garantir ta sécurité.
— Sept ans, dit Cicéron avec un grand mépris après le départ de Vibulius et de ses hommes. En politique, on ne prévoit jamais rien à l’avance sur sept ans . Pompée a-t-il complètement perdu la raison ? Ne voit-il pas que ce pacte diabolique favorise exclusivement César ? Dans les faits, il s’engage à protéger les arrières de César jusqu’au moment où celui-ci aura fini de piller la Gaule, après quoi le conquérant rentrera à Rome et prendra le contrôle de toute la République, Pompée y compris.
Il était affalé sur la terrasse, désespéré. De la rive en contrebas nous parvenaient les cris désolés des oiseaux de mer tandis que les pêcheurs déchargeaient leurs prises. Nous savions à présent pourquoi le voisinage était si désert. D’après Vibulius, la moitié du Sénat avait eu vent de ce qui se tramait à Lucques, et plus d’une centaine d’entre eux s’étaient rués dans le Nord pour essayer d’obtenir leur part du butin. Ils avaient renoncé au soleil de Campanie pour s’approcher de l’astre le plus brûlant de tous : le pouvoir.
— Je suis un imbécile, commenta Cicéron, de rester ici à compter les vagues pendant que l’avenir du monde se décide à l’autre bout du pays. Regardons les choses en face, Tiron. Je suis fini. Tout homme fait son temps, et j’ai fait le mien.
Plus tard dans la journée, Terentia rentra de sa visite à la Sibylle de Cumes. Elle remarqua la terre sur les tapis et les meubles et demanda qui était venu à la maison. Cicéron lui raconta à contrecœur ce qui s’était passé.
— Ce que tu me dis est incroyable ! s’exclama avec excitation Terentia, les yeux brillants. La Sibylle a prédit exactement la même chose. Elle a annoncé que Rome serait dirigée par trois personnes, puis par deux, puis une et enfin aucune.
Même Cicéron, qui considérait comme absurde l’idée d’une Sibylle enfermée dans une jarre pour prédire l’avenir, fut impressionné.
— Trois, deux, une personne puis aucune… bien, nous savons qui sont les trois en question, c’est évident. Et je peux deviner qui sera le seul restant. Mais qui seront les deux ? Et qu’entend-elle par aucune ? Est-ce sa façon de prédire le chaos ? Si c’est le cas, j’y souscris. C’est ce qui arrivera si nous laissons César mettre à bas la Constitution. Mais je ne vois vraiment pas comment je peux l’arrêter.
— Pourquoi faudrait-il que ce soit toi qui l’arrêtes ? demanda Terentia.
— Je ne sais pas. Qui d’autre ?
— Mais pourquoi serait-ce toujours à toi de freiner les ambitions de César quand Pompée, l’homme le plus puissant de l’État, ne fait rien pour t’aider ? Pourquoi serait-ce ta responsabilité ?
Cicéron réfléchit un instant. Puis il répondit :
— C’est une bonne question. Peut-être est-ce juste de la vanité de ma part, mais puis-je vraiment, en tout honneur, rester à l’écart et ne rien faire quand tous mes instincts me disent que la nation court au désastre ?
— Oui ! s’écria-t-elle avec passion. Oui ! Absolument ! Ton opposition à César ne t’a-t-elle pas déjà coûté assez cher ? Existe-t-il un autre homme au monde qui ait souffert davantage ? Pourquoi ne pas laisser les autres poursuivre le combat ? Tu as bien mérité le droit d’avoir enfin un peu de paix, non ? En tout cas, moi, je l’ai mérité, ajouta-t-elle à mi-voix.
Cicéron mit longtemps à réagir. Je soupçonne qu’en vérité, dès l’instant où il avait appris les accords de Lucques, il avait su au plus profond de lui-même qu’il ne pouvait continuer à s’opposer à César, pas s’il voulait vivre. Il ne lui manquait plus que quelqu’un pour lui exposer la situation sans fard, comme Terentia venait de le faire.
Il finit par pousser un soupir d’une lassitude que je ne lui avais jamais entendue.
— Tu as raison, ma femme. Personne au moins ne pourra me reprocher de n’avoir pas vu César tel qu’il était et de ne pas avoir essayé de lui barrer la route. Mais tu as raison : je suis trop vieux et trop fatigué pour continuer à le combattre. Mes amis comprendront, et mes ennemis me critiqueront quoi que je fasse. Pourquoi me soucier de ce qu’ils pensent, alors ? Pourquoi ne pas profiter enfin d’un peu de repos ici, au soleil, avec ma famille ?
Et il lui prit la main.
Il avait cependant honte de sa capitulation. Je le sais parce qu’il écrivit une longue lettre à Pompée, en Sardaigne, pour lui exposer son revirement — sa « palinodie », comme il l’appelait — qu’il ne voulut pas me laisser lire et dont il ne conserva aucune copie. Il ne la montra pas non plus à Atticus. En même temps, il écrivit au consul Marcellinus pour lui annoncer qu’il désirait retirer sa motion demandant au Sénat de réétudier les lois agraires de César. Il n’offrit aucune explication : ce n’était pas la peine. Tout le monde voyait bien que le firmament politique avait changé et que le nouvel alignement des astres lui était défavorable.
Nous rentrâmes dans une Rome chargée de rumeurs. Rares étaient ceux qui connaissaient exactement les projets de Pompée et de Crassus, mais on ne tarda pas à chuchoter qu’ils comptaient se présenter ensemble au consulat comme ils l’avaient déjà fait par le passé, même si tout le monde savait qu’ils s’étaient toujours détestés. Certains sénateurs étaient cependant décidés à lutter contre le cynisme et l’arrogance du triumvirat. Un débat fut fixé sur l’attribution des provinces consulaires, et une motion lancée pour demander que César perde à la fois le commandement de la Gaule citérieure et de la Gaule ultérieure. Cicéron ne doutait pas qu’en allant au Sénat on lui demanderait son avis. Il envisagea de rester à l’écart, mais il réfléchit qu’il lui faudrait tôt ou tard revenir publiquement sur son projet de loi : autant s’en débarrasser au plus vite. Il s’attela donc à son discours.
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