Cicéron était lui aussi décidé à prendre des vacances. Il avait le sentiment qu’il le méritait bien après sept mois de travail et d’efforts, et il avait une destination idéale à l’esprit. Un riche percepteur qu’il avait souvent assisté dans ses démarches juridiques venait de mourir, lui laissant par testament une petite villa dans la baie de Naples, à Cumes, entre la mer et le lac Lucrin. (Je dois préciser qu’à cette époque il était illégal d’être rétribué directement pour ses services d’avocat, mais permis de recevoir des legs, même si la règle n’était pas toujours très suivie.) Cicéron n’avait jamais vu l’endroit, mais avait entendu dire que la propriété donnait sur l’un des plus beaux sites de la région. Il proposa à Terentia d’aller l’inspecter ensemble et elle accepta, même si, découvrant bientôt que je devais faire partie de l’expédition, elle se mit de nouveau à faire la tête.
— Je sais ce que ça va être, l’entendis-je se plaindre à Cicéron, je vais rester seule toute la journée pendant que tu seras enfermé avec ton épouse officielle !
Il tenta de la calmer en lui assurant que rien de tel ne se produirait, et je pris garde de me montrer discret.
La veille de notre départ, Cicéron donna un dîner en l’honneur de son futur gendre, Crassipes, qui rapporta que Crassus, dont il était très proche, avait quitté Rome précipitamment le jour précédent sans dire à personne où il se rendait.
— Il a sans doute entendu parler d’une veuve à l’article de la mort dans un coin retiré, dit Cicéron, une vieille qu’il pourrait convaincre de lui céder ses propriétés pour presque rien.
Tout le monde rit, sauf Crassipes, qui semblait très guindé.
— Je suis sûr qu’il est simplement parti en vacances, comme tout le monde.
— Crassus ne prend jamais de vacances : il n’y a aucun profit à en tirer.
Puis Cicéron leva sa coupe et proposa de boire à Crassipes et Tullia.
— Que leur union soit longue et heureuse, et bénie par de nombreux enfants… ma préférence irait à au moins trois.
— Père ! s’écria Tullia, qui rit, rougit et détourna les yeux.
— Quoi ? répliqua Cicéron, l’air innocent. J’ai les cheveux gris, et il me faudrait maintenant les petits-enfants qui vont avec.
Il quitta la table de bonne heure. Avant de partir pour le sud, il voulait voir Pompée. Il voulait surtout plaider la cause de Quintus, qui désirait quitter son poste de gouverneur en Sardaigne pour rentrer chez lui. Il se rendit chez Pompée en litière mais ordonna aux porteurs de marcher lentement afin que je puisse rester à sa hauteur et discuter avec lui. Le soir tombait. Nous avions un bon mille à parcourir au-delà des murs de la ville, jusqu’au mont Pincius, où Pompée avait fait construire sa nouvelle villa — le terme de palais serait plus approprié —, donnant sur le grand ensemble de temples et de théâtres qu’il achevait de faire construire sur le Champ de Mars.
Le grand homme dînait seul avec son épouse, et nous dûmes attendre qu’ils eussent terminé. Dans le vestibule, une équipe d’esclaves s’activait à porter des piles de bagages dans une demi-douzaine de chariots rangés dans la cour — tant de malles de vêtements, de caisses de vaisselle, de tapis, de meubles et même de statues qu’on aurait pu croire que Pompée projetait de s’installer ailleurs, dans une nouvelle maison. Le couple finit par apparaître, et Pompée présenta Julia à Cicéron, qui à son tour me fit connaître.
— Je me souviens de toi, me dit-elle, bien que ce ne fût certainement pas le cas.
Elle n’avait que dix-sept ans mais se montrait très courtoise. Elle avait les manières exquises de son père, et aussi sa façon de regarder les gens d’un œil perçant qui me rappela soudain, et de façon déconcertante, le corps nu et glabre de César allongé sur la table de massage dans son quartier général de Mutina. Je dus fermer les yeux pour chasser la vision.
Julia nous laissa presque aussitôt, alléguant le besoin d’une bonne nuit de sommeil avant son voyage du lendemain. Pompée lui baisa la main — on le disait très épris d’elle — puis nous conduisit à son bureau. C’était une immense pièce de la taille d’une maison, bourrée de trophées rapportés de ses nombreuses campagnes, dont ce qu’il annonça comme étant le manteau d’Alexandre le Grand. Il prit place sur un sofa qui était en fait un crocodile empaillé et lui avait été offert, nous apprit-il, par Ptolémée, et invita Cicéron à s’asseoir en face de lui.
— On dirait que tu pars en expédition militaire, fit remarquer Cicéron.
— C’est ce qui arrive quand on voyage avec sa femme.
— Puis-je te demander où tu vas ?
— En Sardaigne.
— Ah, fit Cicéron. Quelle coïncidence. Je voulais justement te parler de la Sardaigne.
Et il argua avec éloquence que son frère fût autorisé à rentrer chez lui, citant pour cela trois raisons en particulier : Quintus était loin des siens depuis vraiment très longtemps ; il fallait absolument qu’il passe du temps avec son fils (qui commençait à mal tourner), et il se sentait bien plus à sa place dans le commandement militaire que civil.
Pompée l’écouta jusqu’au bout en se frottant le menton, étendu sur son crocodile.
— Si c’est ce que tu veux, dit-il. D’accord, il peut rentrer. Et puis tu as raison : il n’est pas très doué pour l’administration.
— Merci. Je te suis très reconnaissant, comme toujours.
Pompée scrutait Cicéron d’un œil rusé.
— Alors, j’ai entendu dire que tu avais fait sensation au Sénat, l’autre jour.
— Seulement pour te soutenir. Je cherchais simplement un moyen de t’assurer les fonds pour ta charge.
— Oui, mais en remettant en cause les lois de César, répliqua Pompée en agitant un doigt accusateur. C’est très vilain de ta part.
— César n’est pas un dieu infaillible : ses lois ne nous ont pas été envoyées de l’Olympe. En outre, si tu avais été là et avais vu le plaisir que Crassus prenait à toutes les attaques dirigées contre toi, je crois que tu aurais apprécié que je trouve quelque chose pour effacer le sourire de son visage. Et en critiquant César, j’y suis parfaitement arrivé.
Pompée se rasséréna aussitôt.
— Oh, alors, je suis avec toi !
— Crois-moi, l’ambition de Crassus et sa déloyauté à ton égard ont causé bien plus de tort à la communauté que tout ce que j’ai pu faire.
— Je suis tout à fait d’accord.
— En fait, je suggérerais même que si ton alliance avec César était menacée par qui que ce soit, ce serait par lui.
— Comment cela ?
— Eh bien, je ne comprends pas comment César peut se tenir à l’écart et lui permettre de comploter contre toi de cette façon, en particulier en le laissant se servir de Clodius. Étant ton beau-père, c’est envers toi que vont d’abord ses devoirs, non ? Si Crassus continue ainsi, il va semer beaucoup de discorde, je peux déjà te le prédire.
— C’est sûr, convint Pompée en hochant la tête avant de reprendre son air rusé. Tu as raison, sans aucun doute.
Il se leva, et Cicéron l’imita. Puis il prit les mains de son invité entre ses immenses battoirs.
— Merci d’être passé me voir, mon vieil ami. Tu m’as donné largement de quoi réfléchir pendant mon voyage en Sardaigne. Il faut que nous nous écrivions souvent. Où seras-tu, précisément ?
— À Cumes.
— Ah ! Je t’envie. Cumes, le plus beau coin d’Italie.
Cicéron était très satisfait du travail de sa soirée. Sur le chemin du retour, il me confia :
— Leur triple alliance ne peut pas durer. Elle est contre nature. Tout ce que j’ai à faire est de continuer à donner des coups de bec dedans et, tôt ou tard, l’édifice finira par s’écrouler.
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