Il la prit par le bras et l’entraîna vers la ville.
Comme nous ne savions pas encore avec certitude si son bannissement avait été annulé, il fut décidé que nous ne partirions pas à Rome avant d’en avoir la confirmation officielle, et ce fut une fois encore Laenius Flaccus qui s’offrit de nous loger dans sa propriété à l’extérieur de Brindes. Des hommes en armes furent postés autour du périmètre pour la sécurité de Cicéron, et il passa la majeure partir des jours qui suivirent avec Tullia, à arpenter les jardins et la plage et à apprendre de sa bouche toutes les épreuves qu’elle avait traversées pendant l’exil de son père — par exemple que son mari, Frugi, avait été attaqué par les sbires de Clodius alors qu’il essayait de défendre Cicéron, qu’on l’avait déshabillé, bombardé d’ordures et chassé du Forum, que son cœur n’avait plus battu correctement par la suite et qu’il avait fini par en mourir dans ses bras quelques mois plus tard ; que, comme elle n’avait pas d’enfant, elle s’était retrouvée sans rien sinon quelques bijoux et sa dot restituée, qu’elle avait donnée à Terentia pour l’aider à régler les dettes de la famille ; que Terentia avait été obligée de vendre une grande partie de ses biens personnels, qu’elle s’était même armée de courage pour demander à la sœur de Clodius d’intercéder auprès de son frère afin qu’il leur accorde, à elle et ses enfants, un peu de pitié ; que Clodia lui avait ri au nez et avait même prétendu que Cicéron avait cherché à avoir une liaison avec elle : que, prises de peur, des familles qu’ils avaient toujours considérées comme amies leur avaient fermé leur porte ; et ainsi de suite.
Cicéron me raconta tout cela tristement un soir, après que Tullia fut allée se coucher.
— Il n’est pas étonnant que Terentia ne soit pas venue. Il semble qu’elle évite autant que possible de sortir en public et préfère se terrer dans la maison de mon frère. Quant à Tullia, il faut que nous lui trouvions un nouveau mari au plus tôt, tant qu’elle est assez jeune pour enfanter sans risques.
Il se frotta les tempes, comme toujours en période de tension.
— Je croyais que mon retour en Italie serait la fin de mes problèmes. Je vois maintenant que je n’en suis qu’au commencement.
Nous étions les hôtes de Flaccus depuis six jours lorsqu’un messager de Quintus arriva pour nous informer que, malgré une manifestation de dernière minute de Clodius et sa clique, les centuries s’étaient prononcées à l’unanimité en faveur du rétablissement de Cicéron dans tous ses droits de citoyen, et qu’il était par conséquent à nouveau un homme libre. Curieusement, la nouvelle ne parut pas le réjouir outre mesure, et, lorsque je lui en fis la remarque, il me rétorqua :
— Pourquoi devrais-je me réjouir ? On m’a simplement restitué quelque chose que l’on n’aurait jamais dû me prendre. Et au bout du compte, je suis plus faible que je ne l’étais auparavant.
Nous nous mîmes en route pour Rome le lendemain. La nouvelle de sa réhabilitation s’était déjà répandue parmi la population de Brindes, et une foule de plusieurs centaines de personnes s’étaient rassemblées devant les portes de la villa pour lui dire au revoir. Il descendit de la voiture qu’il partageait avec Tullia et serra la main de tous ses admirateurs, prononça un petit discours, et nous reprîmes notre voyage. Mais nous n’avions pas parcouru cinq milles que nous rencontrâmes un nouvel attroupement au village suivant, chacun cherchant encore à lui serrer la main. Cette fois encore, il s’exécuta. Et il en fut ainsi toute cette journée et les suivantes, sauf que les rassemblements étaient de plus en plus importants à mesure que la nouvelle du passage de Cicéron se propageait. On parcourait des milles pour le voir, et certains descendaient même des montagnes pour se poster au bord de la route. À notre arrivée à Beneventum, ils étaient des milliers à l’accueillir ; à Capoue, les rues étaient complètement bloquées.
Au début, Cicéron fut touché par ces manifestations sincères d’affection, puis ravi, puis stupéfait, avant que cela le fasse réfléchir. Y aurait-il moyen, se demanda-t-il, de transformer cette étonnante popularité parmi les citoyens ordinaires d’Italie en influence politique à Rome ? Mais la popularité et le pouvoir, il le savait bien, constituaient des entités parfaitement distinctes. Souvent, les personnages les plus puissants de l’État ne sont pas reconnus dans la rue, alors que les plus célèbres ne jouissent que d’une notoriété impuissante.
Cela nous apparut clairement peu après avoir quitté la Campanie, quand Cicéron décida que nous passerions par Formies pour jeter un coup d’œil sur sa villa du bord de mer. Il savait par Terentia et Atticus qu’elle avait été vandalisée et s’attendait à la trouver en ruine. En fait, lorsque nous quittâmes la Via Appia et pénétrâmes dans le domaine, la villa aux volets clos nous parut intacte, à part les statues grecques, qui avaient disparu. Le jardin était soigneusement entretenu. Des paons déambulaient encore entre les arbres, et nous percevions la rumeur lointaine de la mer. La voiture s’immobilisa, Cicéron en descendit, et des esclaves de la maison commencèrent à surgir de diverses parties de la propriété, comme s’ils s’étaient tenus cachés. Lorsqu’ils reconnurent leur maître, ils se jetèrent à terre en pleurant de soulagement. Mais quand il se dirigea vers la porte, plusieurs d’entre eux essayèrent de s’interposer et le supplièrent de ne pas entrer. Il leur fit signe de s’écarter et ordonna qu’on lui ouvre la porte.
Nous fûmes tout d’abord assaillis par l’odeur — de fumée, de moisi et d’excréments humains. Puis il y eut le son — un silence caverneux, résonnant, brisé seulement par le crissement des débris de plâtre et de poteries sous nos pieds, et le roucoulement des pigeons dans la charpente. Comme on enlevait les volets, le soleil de cet après-midi d’été révéla une enfilade de salles dévastées. Tullia porta la main à sa bouche pour réprimer un cri d’horreur, et Cicéron lui conseilla doucement d’aller attendre dans la voiture. Nous nous enfonçâmes à l’intérieur. Tout s’était volatilisé, tous les tableaux, tout le mobilier. Çà et là, des portions de plafond pendaient. Même la mosaïque des sols avait été arrachée et emportée. De l’herbe poussait sur la terre nue parmi les déjections d’oiseaux et excréments humains. Les murs avaient roussi là où des feux avaient été allumés, et ils présentaient des graffitis et dessins obscènes, tous exécutés à la peinture rouge dégoulinante.
Un rat détala le long du mur de la salle à manger et se glissa dans un trou. Cicéron le regarda disparaître avec une expression d’infini dégoût. Puis il quitta la maison à pas lourds, remonta dans la voiture et ordonna au cocher de retourner sur la Via Appia. Il ne prononça pas un mot pendant au moins une heure.
Deux jours plus tard, nous arrivions à Bovillae, aux abords de Rome.
À notre réveil, le lendemain matin, nous trouvâmes une nouvelle foule prête à nous escorter jusqu’en ville. Lorsque nous sortîmes dans la chaleur de cette matinée estivale, je me sentais craintif : l’état dans lequel j’avais vu la villa de Formies m’avait plongé dans un grand trouble. C’était aussi la veille des Jeux romains, une fête publique. Les rues seraient bondées, et nous avions déjà appris qu’une pénurie de pain avait déclenché des émeutes. J’étais certain que Clodius prendrait prétexte de ces désordres pour tenter une sorte d’embuscade. Mais Cicéron était calme. Il croyait que le peuple le protégerait. Il demanda que l’on retirât le toit de la voiture et, avec Tullia munie d’une ombrelle à ses côtés et moi installé en hauteur, sur le banc du cocher, nous nous mîmes en route.
Читать дальше