— Bon, mais alors, d’où cela sort-il ?
— Je suppose qu’on l’aura ajouté au dossier après mon départ.
— Mais vous conviendrez que, de prime abord, cela suggère que vous vous intéressiez à Esterhazy deux mois avant l’arrivée du petit bleu ?
— De prime abord, oui. Et je pense que c’est justement pour cette raison que quelqu’un l’aura mis dans le dossier.
Pellieux note quelque chose.
— Revenons au petit bleu. Décrivez-moi son arrivée.
— Le commandant Henry l’a apporté au milieu de toute une livraison, un jour, en fin d’après-midi.
— Sous quelle forme se présentait cette livraison ?
— Les pièces arrivaient toujours dans de petits cornets de papier brun. Ce cornet-ci était plus rempli que d’habitude, parce que Henry avait manqué un rendez-vous avec notre agent du fait de la maladie de sa mère.
— En avez-vous examiné le contenu avec lui ?
— Non, comme je l’ai déjà dit, il avait un train à prendre. Je l’ai rangé tout de suite dans mon coffre et l’ai remis au capitaine Lauth le lendemain matin.
— Est-il possible que quelqu’un ait pu toucher au cornet entre le moment où Henry vous l’a remis et celui où vous l’avez confié à Lauth ?
— Non, il était sous clef.
— Mais vous pouviez très bien y toucher. En fait, vous avez pu y ajouter les fragments du petit bleu .
Je sens le rouge me monter au visage.
— C’est une accusation scandaleuse.
— Votre indignation est hors de propos. Répondez à la question.
— Très bien, la réponse est oui. Oui, j’aurais pu, théoriquement, ajouter le petit bleu à la livraison. Mais ce n’est pas le cas.
— Est-ce bien le petit bleu ? demande Pellieux en le levant vers moi.
Il ne fait pas très clair, et je dois me pencher en avant et me lever à demi pour essayer de voir. Il me paraît plus usé que dans mon souvenir. Je suppose qu’il a été maintes fois manipulé au cours de l’année écoulée.
— Oui, cela y ressemble.
— Êtes-vous conscient que, sous le microscope, il est possible de voir que l’adresse originale a été grattée et celle du commandant Esterhazy inscrite par-dessus ? Et aussi que l’analyse chimique a révélé que l’encre utilisée au dos de la carte télégramme est différente de celle utilisée sur le recto ? L’une est une encre ferro-gallique simple, l’autre est une encre au bois de campêche.
La surprise me fait redresser vivement la tête.
— C’est donc qu’on l’a falsifié.
— Je ne vous le fais pas dire. C’est un faux.
— Non, mon général, il aura été falsifié après mon départ de Paris. Lorsque j’étais encore à la section, je jure qu’il était authentique — j’ai dû l’avoir une centaine de fois entre les mains. Puis-je l’examiner de plus près ? Peut-être est-il légèrement différent…
— Non, vous l’avez déjà identifié. Je ne voudrais pas que vous l’abîmiez davantage. Le petit bleu est un faux. Et j’avance que vous êtes le plus susceptible d’avoir commis cette falsification.
— Sauf votre respect, mon général, c’est une allégation grotesque.
— Ah, vraiment ? Alors, pourquoi avoir demandé au capitaine Lauth son assistance pour que le petit bleu paraisse plus authentique ?
— Absolument pas.
— Mais si. Vous lui avez demandé d’y faire apposer un timbre de poste afin de donner l’impression qu’il avait effectivement été délivré — niez-le si vous l’osez !
Les mensonges et les accusations pleuvent si dru que j’ai du mal à suivre. J’agrippe les bras de mon siège et réponds aussi calmement que je le peux.
— J’ai demandé à Lauth s’il pouvait photographier le petit bleu afin qu’il apparaisse comme d’une seule pièce au lieu d’avoir été déchiré — suivant la technique qu’il avait déjà employée pour le bordereau. Et mon motif était le même : obtenir une version que je pourrais faire circuler au sein du ministère sans compromettre notre source. Lauth a fait remarquer, avec raison, que le côté de l’adresse n’avait pas été oblitéré, et que quiconque le verrait en déduirait que le carton avait été intercepté avant d’être posté. C’est à ce moment que j’ai émis la possibilité d’y faire apposer un timbre. Mais ce n’était qu’une suggestion, et l’idée a été abandonnée.
— Le capitaine Lauth donne une autre version.
— C’est possible. Mais pourquoi me serais-je donné tant de mal pour impliquer un homme que je ne connaissais même pas ?
— À vous de nous le dire.
— Cette idée est absurde. Je n’avais pas besoin de fabriquer la moindre preuve. Le bordereau prouve à lui seul la culpabilité d’Esterhazy, et nul ne peut prétendre que je l’ai falsifié !
— Ah oui, le bordereau , dit Pellieux en fouillant dans ses documents. Merci de m’en parler. Avez-vous, directement ou indirectement, transmis un fac-similé du bordereau au Matin, au mois de novembre de l’année dernière ?
— Non, mon général.
— Avez-vous, directement ou indirectement, transmis à L’Éclair des détails de ce qu’il est convenu d’appeler le « dossier secret », en septembre de cette même année ?
— Non.
— Avez-vous, directement ou indirectement, transmis des informations au sénateur Scheurer-Kestner ?
La question est inévitable ; la réponse l’est tout autant.
— Oui, indirectement.
— Et l’intermédiaire a été votre avocat, Maître Leblois ?
— Oui.
— Et vous saviez, lorsque vous avez remis ces informations à Maître Leblois, qu’elles seraient transmises au sénateur ?
— Je voulais que les faits soient remis entre les mains d’une personne responsable qui pourrait en parler en toute confidentialité avec le gouvernement. Je n’ai jamais voulu que les détails soient divulgués dans la presse.
— Ce que vous vouliez importe peu, colonel. Le fait est que vous avez agi derrière le dos de vos supérieurs.
— Seulement lorsqu’il est devenu évident que je n’avais pas d’autre solution, que mes supérieurs refuseraient de faire la lumière sur toute cette affaire.
— Vous avez montré à Maître Leblois des lettres qui vous ont été adressées par le général Gonse ?
— Oui.
— Tout comme l’année dernière, vous avez montré à Maître Leblois le dossier secret dont il a ensuite révélé l’existence à L’Éclair ?
— Non.
— Il y a pourtant un témoin qui vous a vu montrer le dossier secret à Maître Leblois.
— Je lui ai montré un dossier un jour, mais il n’avait rien de secret. Il y était question, vous ne devinerez jamais, de pigeons voyageurs. Le commandant Henry l’a vu.
— Le colonel Henry, me corrige Pellieux. Il vient d’être promu. Et je ne vous parle pas de pigeons mais du dossier secret concernant Dreyfus. Vous l’avez montré à votre avocat en septembre dernier, et celui-ci l’a divulgué soit à la famille Dreyfus soit à L’Éclair , dans le but de mettre l’armée dans l’embarras. C’est votre mode opératoire.
— Je le nie absolument.
— Qui est Blanche ?
Une fois encore, ce brusque changement d’angle d’attaque me désarçonne. Je réponds lentement :
— La seule Blanche que je connaisse est M lleBlanche de Comminges, qui est la sœur du comte de Comminges.
— C’est une amie à vous ?
— Oui.
— Une amie intime ?
— Je la connais depuis longtemps, si c’est ce que vous voulez dire ; elle tient un salon de musique fréquenté par beaucoup d’officiers.
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