— Elle vous a envoyé ce télégramme en Tunisie : On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche. Qu’est-ce que nous devons en penser ?
— J’ai effectivement reçu un télégramme de cette substance, mais je suis certain qu’il n’était pas d’elle.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle ne sait rien des détails secrets de l’affaire Dreyfus ni de mon implication dans cette affaire.
— Même si elle fait depuis quelques années maintenant le tour de Paris en proclamant ouvertement qu’elle croit à l’innocence de Dreyfus ?
— Elle a ses opinions. Cela n’a rien à voir avec moi.
— Ce salon, qu’elle tient — est-ce qu’il y a des Juifs qui y participent ?
— Quelques-uns, peut-être, parmi les musiciens.
Pellieux prend une nouvelle note, comme si je venais d’avouer quelque chose de capital. Il fouille dans son dossier.
— Voici un autre télégramme codé qui vous a été envoyé en Tunisie. Arrêtez le Demi-Dieu, tout est découvert. Affaire très grave. Speranza. Qui est Speranza ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Et pourtant, cette personne vous a déjà écrit il y a un an, peu après que vous avez quitté la section de statistique.
— Non.
— Mais si. J’ai la lettre ici.
Pellieux la donne au capitaine, qui fait de nouveau le tour de la table pour me la porter.
Je sors de la maison. Nos amis sont dans la consternation. Votre malheureux départ a tout dérangé. Hâtez votre retour ici. Hâtez-le vite… vite… le moment des fêtes étant très favorable pour la cause, nous comptons sur vous le 20… Elle est prête, mais elle ne peut ni ne veut agir qu’après vous avoir causé. Le Demi-Dieu ayant parlé, on agira.
Speranza.
— Qu’est-ce que vous avez à répondre de ça ? me demande Pellieux, les yeux fixés sur moi.
— Je ne sais pas quoi dire. Je n’ai jamais vu cette lettre.
— Non, effectivement. Elle a été interceptée par la section de statistique en décembre dernier, et décision a été prise de ne pas vous la faire suivre en raison de la nature hautement suspecte de ses termes. Mais vous maintenez que rien de tout cela n’a de sens pour vous ?
— Oui.
— Alors que dites-vous de celle-ci, que vous avez bien reçue après votre départ de Paris, mais avant de vous rendre en Tunisie ?
Mon très honoré monsieur,
Jamais je ne l’aurais cru, si moi-même je ne l’avais vu : le chef-d’œuvre est accompli depuis aujourd’hui. Nous devons appeler Cagliostro Robert Houdin. La comtesse parle toujours de vous et me dit chaque jour que le Demi-Dieu demande quand il sera possible de voir le Bon Dieu.
Son dévoué serviteur qui vous baise les mains.
J
La copie a été exécutée par Lauth et porte la mention « secret », ainsi qu’une série de chiffres apposés par Gribelin. Je me souviens d’avoir lu l’original l’hiver dernier, alors que je me trouvais coincé dans une ville de garnison perdue. Dans ma sinistre caserne, cette lettre m’avait semblé comme une bouffée de parfum du boulevard Saint-germain.
— Elle est d’un de mes agents, Germain Ducasse. Il me signalait la clôture d’une opération que j’avais menée contre l’ambassade d’Allemagne. Quand il écrit « le chef-d’œuvre est accompli », il veut dire que nous avons vidé avez succès l’appartement que nous avions loué. « Robert Houdin » est le nom de code d’un agent de police, Jean-Alfred Desvernine, qui a travaillé pour moi dans l’enquête sur Esterhazy.
— Ah ! s’exclame Pellieux, comme s’il venait de me prendre en flagrant délit. Alors « J » est un homme ?
— Oui.
— Et il vous baise les mains ?
Je songe à combien Ducasse serait amusé s’il pouvait voir l’expression d’incrédulité dégoûtée sur le visage du général.
— Ne ricanez pas, colonel !
— Pardon, mon général. C’est un jeune homme assez maniéré, je le reconnais, et parfois un peu ridicule. Mais il a très bien fait son travail et il est parfaitement digne de confiance. C’est une simple plaisanterie.
— Et « Cagliostro » ?
— Une autre plaisanterie.
— Veuillez m’excuser, colonel, mais je suis un homme simple, et je ne comprends pas ces « plaisanteries ».
— Cagliostro était un occultiste italien — Strauss lui a consacré une opérette, Cagliostro à Vienne —, et on ne pourrait pas espérer trouver quelqu’un de plus fermé à l’occultisme que Desvernine. Voilà donc toute l’ironie. C’est très innocent, mon général, je vous assure. Mais, de toute évidence, des esprits soupçonneux de la section de statistique s’en seront servis pour monter une accusation contre moi. J’espère qu’à un moment de votre enquête vous vous pencherez sur ces autres faux qui ont manifestement été conçus pour salir mon nom.
— Au contraire, je crois que c’est vous-même qui avez commencé par salir votre nom en vous compromettant avec ce cercle d’homosexuels et de spirites névrosés ! Je comprends donc que la « comtesse » mentionnée doit être M lleBlanche de Comminges ?
— Oui. Elle n’est pas exactement comtesse mais se conduit parfois comme telle.
— Et ce « Demi-Dieu » et ce « Bon Dieu » ?
— Ce sont des surnoms inventés par M llede Comminges. Un de nos amis mutuels, le capitaine Lallemand, est le Demi-Dieu : et j’ai bien peur d’avouer que je suis le Bon Dieu.
Pellieux me regarde avec mépris : à mes autres péchés, on peut maintenant ajouter le blasphème.
— Et pourquoi le capitaine Lallemand est-il le Demi-Dieu ?
— C’est parce qu’il aime Wagner.
— Encore un de la bande des Juifs ?
— Wagner ? J’en doute fort.
C’est une erreur, bien sûr. On ne devrait jamais tenter de faire de l’esprit dans ces circonstances. Je le sais à l’instant où les mots franchissent mes lèvres. Le commandant, le capitaine et même le secrétaire sourient. Mais le visage de Pellieux se durcit.
— Il n’y a rigoureusement rien d’amusant dans votre situation, colonel. Les lettres et télégrammes sont plus que compromettants.
Il revient vers le début de son dossier.
— Revenons maintenant aux incohérences de votre témoignage. Pourquoi avez-vous soutenu être entré en possession du petit bleu à la fin du mois d’avril de l’année dernière alors qu’en vérité il a été reconstitué début mars ?
L’interrogatoire se poursuit toute la journée — les mêmes questions, encore et encore, visant à me surprendre en plein mensonge. Je connais la technique. Pellieux l’applique sans pitié. À la fin de la séance de l’après-midi, il consulte une montre de gousset ancienne et annonce :
— Nous reprendrons demain matin. D’ici là, colonel, vous ne devez communiquer avec personne ni quitter, ne serait-ce qu’une minute, la surveillance de ceux qui auront été désignés par cette commission d’enquête.
Je me lève et salue.
Il fait sombre dehors. Dans la salle d’attente, Mercier-Milon écarte le bord d’un rideau et contemple la foule des reporters massés place Vendôme.
— Nous devrions essayer une autre sortie.
Nous descendons au sous-sol et traversons une cuisine déserte pour gagner une porte de service donnant sur une cour. Il a commencé à pleuvoir. Dans la pénombre, les tas d’ordure semblent remuer et émettre des bruits de créatures vivantes, et, lorsque nous passons à côté, je distingue le dos brun et mouillé de rats qui se glissent parmi les débris de nourriture pourrissants. Mercier-Milon trouve dans le mur un portail qui donne sur l’arrière du jardin du ministère de la Justice. Nous traversons une pelouse boueuse et sortons dans la rue Cambon. Deux journalistes en faction nous voient surgir du mur, près d’un bec de gaz, et nous devons faire au pas de course les deux cents mètres jusqu’à la station de fiacre de la rue Saint-Honoré pour louer la seule voiture disponible. Notre fiacre s’ébranle à l’instant où nos poursuivants nous rattrapent. Une secousse nous projette, trempés et essoufflés, contre le dossier de nos sièges, et Mercier-Milon se met à rire.
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