— Bon Dieu, Georges, on n’est vraiment plus si jeunes !
Il sort un grand mouchoir de coton blanc, s’éponge le visage et me regarde avec un grand sourire. Pendant un instant, il semble oublier que je suis sous sa garde. Il ouvre la fenêtre et crie au cocher « Hôtel Terminus ! » avant de la refermer d’un coup.
Il passe la majeure partie du trajet bras croisés, le regard tourné vers la rue. Ce n’est que lorsque nous arrivons rue Saint-Lazare qu’il lâche soudain, sans se retourner :
— Vous savez, c’est drôle, mais le général de Pellieux m’a demandé hier si j’avais témoigné pour la défense de Dreyfus.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Je lui ai dit qu’on ne pouvait parler que de ce qu’on avait vu, et qu’en ce qui me concernait, il avait toujours été un bon soldat loyal.
— Comment il a réagi ?
— Il a assuré qu’il avait essayé de garder l’esprit ouvert sur la question. Mais que la semaine dernière, quand on lui a demandé de conduire cette enquête, le général Gonse lui a présenté la preuve indiscutable que Dreyfus était un traître. Et qu’à partir de cet instant, il n’avait plus eu aucun doute sur la fausseté de vos allégations concernant Esterhazy — pour lui, la seule question qui reste désormais à déterminer est de savoir si vous avez été dupé par le syndicat juif, ou payé par lui.
Il se tourne enfin vers moi pour me regarder avant d’ajouter :
— J’ai pensé qu’il fallait que vous le sachiez.
Le fiacre s’immobilise alors et, avant même d’avoir ouvert la portière, nous sommes entourés par les reporters. Mercier-Milon descend avec peine de voiture et s’enfonce dans la mêlée, se servant de ses coudes pour se frayer un passage. Je le suis et, une fois que je suis dans le hall, le concierge fait barrage à l’entrée en écartant les bras. Périer m’attend déjà sur le sol de marbre, sous la lumière crue des lustres de strass. Je me retourne pour remercier Mercier-Milon de m’avoir averti, mais il a déjà disparu.
Je ne suis pas autorisé à manger en bas en public. Je ne proteste pas. On nous monte un repas dans la chambre, et je pignoche le veau dans mon assiette jusqu’à ce que, écœuré, j’y renonce complètement. Juste après neuf heures, un chasseur m’apporte une lettre qu’on a laissée pour moi à la réception. Je reconnais l’écriture de Louis sur l’enveloppe et je brûle d’envie de savoir ce qu’il a à me dire. Je soupçonne qu’il veut m’avertir de quelque chose avant l’audition de demain. Mais je ne veux pas donner à Pellieux le moindre prétexte pour porter de nouvelles accusations disciplinaires contre moi, aussi je la brûle sans l’ouvrir dans la cheminée, sous les yeux de Périer.
Cette nuit-là, je reste éveillé dans mon lit, à écouter Périer ronfler dans le lit voisin et à essayer d’évaluer la faiblesse de ma position. Elle me paraît précaire quel que soit l’angle sous lequel je l’examine. J’ai été livré à mes ennemis pieds et poings liés par les fils à peine visibles de centaines de mensonges et de sous-entendus soigneusement distillés au cours de l’année passée. La plupart des gens ne seront que trop satisfaits de croire que je travaille pour le syndicat juif. Et tant que l’armée sera seule autorisée à enquêter sur ses propres forfaits, je ne vois aucun espoir de m’en sortir. Henry et Gonse peuvent tout simplement inventer toutes les « preuves irréfutables » qu’il leur faut, puis les montrer en privé aux semblables de Pellieux, certains que ces loyaux officiers de l’état-major feront toujours ce qu’on attend d’eux.
Dehors, dans la rue Saint-Lazare, il y a, même à minuit, une profusion d’automobiles comme je n’en ai jamais entendu auparavant. Le son des pneumatiques sur l’asphalte mouillé est nouveau pour moi, semblable à du papier que l’on déchirerait en continu, et il finit par m’endormir.
Le lendemain matin, lorsqu’il vient me chercher, Mercier-Milon affecte à nouveau un mutisme brusque. Son seul commentaire est pour me dire de prendre ma valise : je ne reviendrai pas à l’hôtel.
Place Vendôme, dans la salle réservée à l’enquête, Pellieux et ses acolytes sont assis exactement dans la même position que quand je les ai laissés, comme s’ils avaient passé la nuit sous une housse, et le général reprend où il en était, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
— Redites-nous, s’il vous, plaît, dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu …
Cela dure ainsi une bonne heure, puis il me dit, sans le moindre changement de ton :
— M meMonnier… que lui avez-vous confié de votre travail, exactement ?
Ma gorge se serre instantanément.
— M meMonnier ?
— Oui, la femme de M. Philippe Monnier, du ministère des Affaires étrangères. Que lui avez-vous dit ?
— Mon général, protesté-je d’une voix tendue, je vous en prie — j’insiste —, elle n’a rien à voir là-dedans.
— Ce sera à nous d’en décider.
Il se tourne vers le secrétaire pour demander :
— Les documents de M. Picquart, s’il vous plaît.
Et pendant que le secrétaire ouvre sa serviette, Pellieux reporte son attention sur moi.
— Comme vous étiez en mer, colonel, vous n’êtes probablement pas au courant du fait qu’il y a eu mardi une perquisition officielle à votre appartement à la suite d’une déclaration du commandant Esterhazy comme quoi vous conserviez là-bas des documents officiels.
Pendant un instant, je ne peux que le dévisager, bouche bée.
— Non, je n’étais certainement pas au courant de cela, mon général. Et si cela avait été le cas, j’aurais protesté avec la plus grande véhémence. Qui a autorisé cette descente ?
— Je l’ai autorisée, sur la requête du colonel Henry. Le commandant Esterhazy affirme avoir reçu des informations d’une femme dont il ne connaît pas le nom mais qui jure être de vos relations. Cette femme, qu’il n’a vue que recouverte d’un voile, assure que vous gardiez des documents secrets liés à son affaire à votre adresse privée.
C’est une idée tellement absurde, Pauline et Esterhazy côte à côte, que je ne peux m’empêcher d’émettre un hoquet de rire. Mais alors, le secrétaire dépose plusieurs paquets de lettres devant Pellieux, et je reconnais ma correspondance privée : de vieilles lettres de ma mère et de mon frère défunt ; du courrier de ma famille et de mes amis ; des lettres d’affaires et des lettres d’amour ; des invitations et des télégrammes conservés pour leur valeur sentimentale.
— C’est un scandale !
— Allons, colonel… pourquoi tant d’émotivité ? Je ne crois pas que nous ayons pris contre vous aucune mesure que vous n’ayez prise contre le commandant Esterhazy. Donc, poursuit-il en saisissant une liasse de lettres de Pauline nouées par un ruban de soie bleue, il apparaît à la lecture de ces lettres que vous entretenez une relation intime avec M meMonnier — une liaison dont je suppose que son mari ne sait rien ?
— Je refuse absolument de répondre à cette question, répliqué-je, le visage en feu.
— À quel titre ?
— Au motif que ma relation avec M meMonnier n’a rigoureusement rien à voir avec cette enquête.
— Le lien est pourtant évident si vous lui avez confié des informations secrètes ou si elle est cette fameuse « dame voilée » qui a joint le commandant Esterhazy. Et il est manifeste si vous vous êtes exposé au chantage.
— Mais rien de tout cela n’est vrai ! m’écrié-je, sachant maintenant de quoi Louis cherchait à me prévenir la veille au soir. Dites-moi, mon général, va-t-on, à un moment ou à un autre, finir par m’interroger sur les faits réellement centraux de cette affaire ?
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