— Il n’y a pas de doute, mon colonel. Ils ont vérifié à Paris, et le texte est correct. Et il y a ça qui vient d’arriver pour vous, en courrier réadressé par Tunis.
Il me remet une lettre. Sur l’enveloppe, qui porte la mention « urgent », mon nom est orthographié Piquart. Je reconnais vaguement l’écriture. Et voilà : le second coup.
— Merci, Jamel.
J’attends qu’il soit sorti avant d’ouvrir la lettre.
Mon colonel
J’ai reçu ces jours-ci une lettre dans laquelle vous êtes formellement accusé d’avoir ourdi contre moi la plus abominable machination pour me substituer à Dreyfus. Dans cette lettre, il est dit, entre autres choses, que vous avez soudoyé des sous-officiers pour avoir des spécimens de mon écriture. Le fait est exact, je l’ai vérifié. Il est dit aussi que vous avez détourné du ministère de la Guerre des documents confiés à votre honneur, pour en composer un dossier clandestin que vous avez livré aux amis du traître. Le fait du dossier clandestin est exact, puisque j’ai aujourd’hui en ma possession une des pièces soustraites à ce dossier.
Devant une aussi monstrueuse accusation, et malgré les preuves qui m’ont été données, j’hésite à croire qu’un officier supérieur de l’armée française ait pu trafiquer des secrets de son service, pour tâcher de substituer un de ses camarades au misérable, du crime duquel il avait les preuves. Il est impossible que vous vous dérobiez à une explication franche et nette.
Esterhazy
Une lettre de protestation du traître, écrite de la même main que le bordereau — on est presque obligé d’admirer l’impudence du personnage ! Puis les questions m’assaillent bientôt : comment connaît-il mon nom ? Comment sait-il que je suis en Tunisie ? Ou que j’ai obtenu des échantillons de son écriture ? Sans soute par l’auteur de cette « lettre anonyme ». Mais qui pouvait être l’auteur d’une telle lettre ? Henry ? Est-ce à cela que la logique de la position de l’état-major les a conduits — à aider le coupable à fuir la justice pour s’assurer que l’innocent resterait bien en prison ? Je sors le télégramme. On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche. Qu’est-ce qu’ils préparent ?
Le lendemain, Jamel m’apporte un autre télégramme, une nouvelle énigme menaçante : Arrêtez le Demi-Dieu, tout est découvert. Affaire très grave. Speranza. Ce message a été envoyé de la poste de la rue Lafayette, à Paris, et le même jour, en fait, que le télégramme Blanche, mais il lui a fallu vingt-quatre heures de plus pour me parvenir parce que, comme la lettre d’Esterhazy, elle m’a été par erreur envoyée à Tunis.
Je n’ai jamais rencontré personne prénommé Speranza — je sais seulement que cela signifie « espoir » en italien — mais « le Demi-Dieu » est le surnom que Blanche donne à notre camarade wagnérien et ami commun le capitaine William Lallemand. Et la seule personne ayant un lien avec la section de statistique et qui soit susceptible de connaître ce détail obscur de notre petit cercle est l’ancien amant de Blanche, du Paty.
Du Paty. Oui — bien sûr — à peine le nom me vient-il à l’esprit que c’est évident : on a engagé du Paty pour aider à concevoir cette sinistre production ; son style gothique décadent, mi-Dumas, mi- Fleurs du Mal , est inimitable. Mais s’il y a un an ou deux la menace d’un personnage aussi ridicule aurait pu me faire rire, je pense désormais autrement. J’ai vu maintenant de quoi il est capable. Et c’est là que je prends conscience que l’on me fait entrer dans le même costume de condamné que Dreyfus.
L’écho de la détonation suivante, le mercredi 17 novembre, a de quoi ébranler jusqu’aux palmiers endormis du Cercle militaire de Sousse :
LETTRE DU FRÈRE DE DREYFUS : Paris, 2 h. s. — Voici le texte d’une lettre que le frère de Dreyfus vient d’adresser au ministre de la Guerre : « Monsieur le ministre, la seule base de l’accusation dirigée, en 1894, contre mon malheureux frère est une missive non signée, non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à l’agence d’une puissance étrangère. J’ai l’honneur de vous faire connaître que l’auteur de cette pièce est le comte Walsin Esterhazy, commandant d’infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires au printemps dernier. L’écriture du commandant Walsin Esterhazy est identique à celle de cette pièce. Je ne puis douter, monsieur le ministre, que connaissant l’auteur de la trahison pour laquelle mon frère a été condamné, vous ne fassiez prompte justice. Veuillez agréer, monsieur le ministre, l’hommage de mon profond respect. Mathieu Dreyfus. »
Je le lis après déjeuner, puis bats en retraite près de la fenêtre, où je feins d’être plongé dans un roman. Derrière moi, La Dépêche passe de mains en mains. « Eh bien, dit un officier, ça y est — c’est bien des Juifs, ça… ils se serrent les coudes et ne lâchent jamais. — Moi, fait un autre, je me sens vraiment désolé pour cet Esterhazy. » Puis un troisième, le capitaine qui regardait Savignaud avec convoitise, ajoute : « Regardez, là, ils disent qu’Esterhazy a écrit au général Billot : “Je lis dans les journaux de ce matin l’infâme accusation qui est portée contre moi. Je vous demande de faire une enquête et me tiens prêt à répondre à toutes les accusations.” — Bravo à lui, renchérit le premier, mais quelles chances aura-t-il contre l’or des Juifs ? » Et le capitaine de répondre : « C’est bien vrai — on devait peut-être lancer une souscription pour ce pauvre vieil Esterhazy ? Je suis prêt à donner vingt francs. »
Le lendemain, je vais faire une longue promenade à cheval le long de la côte pour m’éclaircir les idées. Au large, d’énormes nuages se bousculent vers le nord, traînant derrière eux des rideaux d’un crachin funèbre. C’est le début de la saison des pluies. J’éperonne ma monture et galope vers la tour de guet du Ribat, la forteresse-couvent vieille de plus de mille ans et distante d’une quinzaine de kilomètres. Tandis que je me rapproche, elle se dresse, pâle contre la mer sombre. J’envisage de gagner le petit port de pêche, mais le ciel est maintenant aussi noir que de l’encre de seiche et, au moment où je m’apprête à rentrer au camp, le nuage le plus proche crève comme un sac éventré, déversant une pluie froide et drue.
Lorsque je parviens au camp, je file directement chez moi me changer. La porte, que je suis certain d’avoir verrouillée, est ouverte, et je trouve Jamel, qui se tient au milieu de mon salon avec un air coupable. Quelques secondes plus tôt, je l’aurais surpris en pleine fouille, mais à présent, j’ai beau regarder autour de moi, je ne vois rien de dérangé.
— Allez me chercher de l’eau, ordonné-je d’un ton sec. J’ai besoin d’un bain.
— Oui, mon colonel.
Quand j’arrive au Cercle militaire, il est trop tard pour déjeuner, et je sens à l’instant où j’entre qu’il s’est passé quelque chose d’important. Les conversations cessent tandis que je gagne ma place habituelle. Plusieurs officiers s’empressent de vider leur verre et s’en vont. La Dépêche d’aujourd’hui a été soigneusement, délibérément placée sur mon fauteuil, pliée pour mettre en avant un article en première page.
ESTERHAZY ACCUSE LE COLONEL PICQUART. Paris 10 h 35 m. — Dans une interview donnée au Matin , Esterhazy dit : « Tout ce qui s’est passé est de la responsabilité du colonel Picquart. C’est un ami de la famille Dreyfus. Il a ouvert une enquête sur moi il y a quinze mois, alors qu’il était au ministère de la Guerre. Il voulait me détruire. M. Scheurer-Kestner a reçu toutes ses informations de l’avocat de Picquart, Maître Leblois, qui est allé dans le cabinet du colonel et a eu accès à des dossiers secrets. La conduite du colonel a été jugée tellement effroyable par ses supérieurs qu’ils l’ont envoyé en disgrâce en Tunisie. »
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