— Et il a répondu ?
— Pas encore, non.
— Mon général, je ne pense pas que ce soit une erreur.
Il redresse la tête et me dévisage, interloqué. Je reprends :
— Lorsque j’étais à Paris, je dirigeais la section des renseignements secrets de l’état-major. C’est à ce titre que j’ai fait certaines découvertes révélant qu’il y avait un traître dans l’armée, et que c’était lui qui avait commis les crimes pour lesquels le capitaine Dreyfus a été condamné.
— Bon Dieu, c’est vrai ?
— J’en ai averti mes supérieurs, y compris le général Billot, en recommandant de faire arrêter le véritable espion. Ils ont refusé.
— Même si vous aviez des preuves ?
— Cela aurait impliqué d’admettre que Dreyfus est innocent. Et cela aurait aussi mis en évidence… eh bien, disons, certaines irrégularités dans la conduite de cette affaire.
Leclerc lève l’index pour m’arrêter.
— Attendez — je suis un peu lent — trop d’années passées sous le soleil. Soyons clairs. Seriez-vous en train de me suggérer que le ministre veut vous envoyer dans cette mission périlleuse parce qu’il souhaite se débarrasser de vous ?
Pour toute réponse, je lui tends La Dépêche tunisienne. Leclerc regarde longuement l’article, puis il demande :
— C’est donc vous qui avez informé M. Scheurer-Kestner, si je comprends bien ?
Je lui sers la formule mise au point avec Louis :
— Je ne lui ai pas donné la moindre information moi-même, mon général.
— Et je présume que c’est pour cela que vous étiez si pressé de vous rendre à Paris, cet été ?
Je me réfugie de nouveau dans un commentaire évasif :
— Je regrette sincèrement si je vous ai causé le moindre embarras. On me menaçait d’une action disciplinaire si j’osais protester contre le traitement dont je fais l’objet. J’ai éprouvé la nécessité de rentrer à Paris pour m’entretenir avec mon avocat.
— C’est tout à fait inacceptable, colonel.
— Je comprends, mon général, et je m’en excuse. Je ne savais pas quoi faire d’autre.
— Non, je ne parle pas de vous — c’est le comportement de Billot qui est inacceptable. Et ces gens ont le culot de se croire supérieurs aux Africains ! Malheureusement, ajoute-t-il en me rendant mon journal, je ne peux pas contrevenir à un ordre direct du chef de l’armée. Mais je peux l’entraver. Retournez à Sousse et faites comme si vous vous prépariez à partir dans le Sud. Pendant ce temps, je vais voir ce que je peux faire. De toute façon, si ce que vous dites de Billot est vrai, il ne va pas rester ministre très longtemps.
Le lendemain, dimanche, le planton qui s’occupe du Cercle militaire de Sousse apporte les journaux peu après onze heures. Le reste de la garnison est à l’église. J’ai l’endroit pour moi seul. Je commande un cognac, prends l’un des deux exemplaires du Cercle de La Dépêche tunisienne et vais m’installer à ma place habituelle, près de la fenêtre.
L’AFFAIRE DREYFUS. Paris, 8 h 35 m. — Les journaux gardent la conviction que M. Scheurer-Kestner a été circonvenu par la famille de l’ex-capitaine Dreyfus, mais ils réclament maintenant une prompte et complète lumière. Un rédacteur du Figaro a interviewé M. Scheurer-Kestner, qui renouvelle l’expression de sa conviction. Pour lui, Dreyfus est innocent, mais il a déclaré qu’il ne révélerait rien avant d’avoir saisi de l’affaire les ministres compétents. Le Figaro ajoute que c’est aujourd’hui que M. Scheurer-Kestner verra le président du Conseil et les ministres de la Guerre et de la Justice .
C’est un cauchemar de devoir rester ici sans savoir ce qui se passe. Je décide d’envoyer un télégramme à Louis. Je termine mon cognac et me rends à pied jusqu’au nouveau bureau de poste, près du port. Mais alors, le courage me manque et je traîne dix minutes au Bar de la Poste, à fumer une cigarette et regarder une dizaine d’autres expatriés jouer aux boules sur la place poussiéreuse. La vérité, c’est que le moindre message que je pourrais envoyer ou recevoir serait certainement intercepté, et tous les codes que je pourrais inventer ne tiendraient pas plus de quelques minutes entre les mains des spécialistes.
Mardi, les journaux de Paris sortis le vendredi précédent arrivent enfin à Sousse. Ils contiennent les premiers articles sur l’intervention de Scheurer-Kestner dans l’affaire Dreyfus. Le Figaro, Le Matin, La Libre Parole, Le Petit Parisien et les autres circulent dans le Cercle et suscitent l’indignation de mes compagnons. De mon poste près de la fenêtre, je les entends parler. « Tu crois que ce type, Scheurer-Kestner, est aussi un Juif ? — Oh, avec un nom pareil, s’il n’est pas juif, il doit être allemand… — C’est une insulte qui salit l’armée — espérons que quelqu’un va lui demander réparation… — Oui, on pouvait dire ce qu’on voulait de Morès, mais il aurait su s’occuper de cette crapule… »
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, mon colonel, si on peut vous poser la question ?
J’ai tellement peu l’habitude que l’on s’adresse à moi au Cercle qu’il me faut un moment pour comprendre qu’ils me parlent. Je pose mon roman et me tourne sur mon siège. Une demi-douzaine de visages hâlés et moustachus me regardent.
— Pardon, dis-je. Qu’est-ce que je pense de… ?
— De ce bobard comme quoi Dreyfus est innocent ?
— Oh, ça ? Sale affaire, n’est-ce pas ? Très sale affaire.
Ce petit commentaire semble les satisfaire, et je retourne à mon livre.
Le mercredi est calme. Puis, le jeudi, La Dépêche annonce du nouveau :
L’AFFAIRE DREYFUS. Paris, 8 h 25 m. — L’affaire Dreyfus vient d’entrer dans une phase décisive. M. Scheurer-Kestner s’est rendu hier soir au ministère de la Guerre pour communiquer au général Billot les documents qu’il possède sur le cas de l’ex-capitaine. La conférence a été longue et le secret le plus absolu est gardé… 9 h 10 m. — Le Figaro indique que M. Scheurer a vu hier M. Méline au sujet de l’affaire Dreyfus .
Cette nuit-là, je reste éveillé dans mon lit, ma porte verrouillée et mon revolver sous mon oreiller, à écouter l’appel à la prière d’avant l’aube du minaret voisin. Je m’amuse à m’imaginer les réunions de crise dans le cabinet de Billot : le ministre qui tempête, Gonse qui fait tomber nerveusement de la cendre de cigarette sur sa tunique, Boisdeffre figé, Henry ivre ; je pense à Gribelin courant d’un fichier à l’autre pour tenter d’exhumer des bouts de preuve contre Dreyfus, et à Lauth ouvrant mes lettres à la vapeur et essayant de déchiffrer le code caché par lequel j’arrive à contrôler les événements. Cet anéantissement imaginaire de mes ennemis me fait exulter.
Et c’est alors que mes ennemis commencent à riposter.
Le premier coup est un télégramme. Jamel me l’apporte à la première heure à mon bureau. Il a été expédié la veille à la poste de la Bourse, à Paris : On a des preuves que le bleu a été fabriqué par Georges. Blanche.
Blanche ?
C’est comme une menace chuchotée à l’oreille par un inconnu au milieu d’une foule, lequel disparaît avant qu’on ait le temps de se retourner. J’ai conscience que Jamel étudie ma réaction. Le message, bien qu’il n’ait aucun sens, a quelque chose de sinistre, en particulier l’usage du prénom de Blanche.
— Je n’y comprends rien, dis-je à Jamel. Il y a peut-être eu un problème de transmission. Vous voulez bien retourner au bureau du télégraphe pour leur demander confirmation ?
Il revient plus tard dans la matinée.
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