— Nous avons, explique Billot, par l’intermédiaire de l’agent Auguste, récemment intercepté une lettre du commandant Panizzardi au colonel Schwartzkoppen. Voici le passage intéressant : J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus. Si on demande à Rome nouvelles explications, je dirai que jamais j’avais les relations avec ce Juif. C’est entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il ne faut pas qu’on sache jamais, personne ce qui est arrivé avec lui.
C’est signé « Alexandrine ». Voilà, dit Billot en refermant la chemise avec une grande satisfaction. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est un faux, bien sûr. Il ne peut pas en aller autrement. Je garde mon calme.
— Puis-je vous demander quand cela nous est parvenu ?
Billot se tourne vers Gonse, qui répond :
— Le commandant Henry l’a récupéré par la voie ordinaire il y a environ deux semaines. C’était en français, aussi a-t-il pu le reconstituer.
— Pourrais-je voir l’original ?
Gonse s’énerve :
— En quoi cela serait-il nécessaire ?
— Cela m’intéresserait de voir à quoi il ressemble, c’est tout.
— J’espère sincèrement, colonel Picquart, intervient Boisdeffre avec la plus grande froideur, que vous ne doutez pas de l’intégrité du commandant Henry. Ce message a été récupéré et reconstitué, point final. Nous le partageons avec vous à présent en espérant que son existence ne sera pas divulguée à la presse et que vous cesserez enfin de soutenir pernicieusement que Dreyfus est innocent. Dans le cas contraire, les conséquences seront très graves pour vous.
Je regarde alternativement les trois généraux. Voilà donc jusqu’où a sombré l’armée française. Soit ce sont les plus grands imbéciles d’Europe, soit les plus grands scélérats : et, pour mon pays, je ne sais pas ce qui est pis. Mais mon instinct de conservation me dicte de ne pas les combattre maintenant ; je dois faire le mort.
Je hoche brièvement la tête.
— Si vous pensez qu’il est authentique, je me plie naturellement à votre jugement.
— Vous admettez donc que Dreyfus est coupable ? insiste Billot.
— Si le document est authentique, alors oui : il doit être coupable.
Voilà, c’est fait. Je ne sais pas ce que j’aurais pu dire sur le moment qui aurait pu changer la situation de Dreyfus.
— Au vu de vos antécédents, colonel, nous sommes prêts à renoncer à toute poursuite à votre encontre, du moins pour le moment. Nous attendons cependant de vous que vous remettiez tous les documents afférents à l’enquête sur le commandant Esterhazy, y compris le petit bleu , au commandant Henry. Et vous vous rendrez immédiatement au camp de Châlons pour commencer votre tournée d’inspection des 6 eet 7 ecorps.
Gonse est de nouveau tout sourires.
— Je vais vous prendre maintenant les clefs de votre bureau, mon cher Picquart, si ça ne vous dérange pas. Vous n’avez pas besoin de retourner à la section. Le commandant Henry va se charger du quotidien. Rentrez chez vous tout de suite et faites vos bagages.
Je mets des vêtements pour trois ou quatre jours dans une valise, et demande au concierge de faire suivre mon courrier au ministère de la Guerre. Il me reste juste assez de temps pour passer dire au revoir à quelques amis avant le départ de mon train, prévu pour sept heures.
Pauline est chez elle, rue de la Pompe, et surveille le goûter des filles. Elle est inquiète de me voir.
— Philippe ne va pas tarder à rentrer du bureau, chuchote-t-elle, fermant à moitié la porte derrière elle.
— Ne t’en fais pas, je n’entre pas.
Je reste sur le palier, ma valise posée près de moi, et lui dis que je pars.
— Combien de temps ?
— Ça ne devrait prendre qu’une semaine ou deux, mais si ça durait plus longtemps et que tu as besoin de me joindre, tu pourras m’écrire aux bons soins du ministère — seulement, fais attention à ce que tu diras.
— Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Non, mais deux précautions valent mieux qu’une.
Je lui embrasse la main et la presse contre ma joue.
— Maman ! hurle une voix derrière elle.
— Tu ferais mieux d’y aller, dis-je.
Je prends un fiacre jusqu’au boulevard Saint-Germain et demande au cocher d’attendre. Il fait déjà sombre, et les lumières de la grande maison brillent dans la nuit de novembre. Il y règne une intense activité. Blanche donne une de ses rencontres musicales plus tard dans la soirée.
— Tiens, s’exclame-t-elle, un revenant ! Mais vous arrivez bien trop tôt.
— Je n’entre pas, lui dis-je. Je dois malheureusement m’absenter de Paris pendant quelques jours.
Et je lui répète les instructions que j’ai données à Pauline : si elle a besoin de me joindre, elle devra le faire via le ministère, et elle devra se montrer discrète.
— Vous saluerez pour moi Aimery et Mathilde.
— Oh, Georges ! s’écrie-t-elle, ravie, avant de me pincer la joue et de déposer un baiser sur le bout de mon nez. Vous faites tant de mystères !
Lorsque je remonte dans mon fiacre, je l’aperçois par la fenêtre d’en bas, qui montre aux musiciens où s’installer. Je garde une dernière image de lustres et d’une profusion de plantes d’intérieur, de sièges Louis XIV recouverts de soie rose pâle, et de lumières se réfléchissant sur l’épicéa et l’érable polis des instruments. Blanche sourit à l’un des violonistes en lui montrant où il doit s’asseoir. Le cocher fait claquer son fouet, et cette vision de la civilisation s’évanouit brusquement.
Ma dernière visite est pour Louis Leblois. Cette fois encore, le cocher m’attend ; et cette fois encore, je n’entre pas et reste sur le palier pour dire au revoir. Louis revient tout juste du tribunal. Il décèle immédiatement mon angoisse.
— Je suppose que tu ne peux pas en parler ?
— Je crains bien que non.
— Si tu as besoin de moi, je suis là.
Tandis que je remonte dans le fiacre, je coule un regard vers la rue de l’Université, vers les bureaux de la section de statistique. La bâtisse forme une tache sombre, même dans l’obscurité. Je remarque qu’un fiacre affichant la lumière jaune du dépôt de Poissonnière-Montmartre s’est rangé à une vingtaine de pas derrière nous. Il repart avec nous et, lorsque nous arrivons à la gare de l’Est, s’immobilise à distance respectueuse. Je suppose que je suis filé depuis que j’ai quitté mon appartement. Ils ne prennent aucun risque.
Devant la gare, sur une colonne Morris, au milieu des réclames et des affiches multicolores de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Française, un placard montre le fac-similé du bordereau du Matin à côté d’un échantillon de l’écriture de Dreyfus. Disposées ainsi, les écritures paraissent très différentes. Mathieu a déjà financé sa campagne d’affichage dans tout Paris. Il n’a pas chômé !
« Où est la Preuve ? » demande le titre. Une récompense est offerte à quiconque reconnaîtra l’original.
Il ne renoncera pas , pensé-je, pas tant que son frère ne sera pas soit libéré, soit mort. Alors que je hisse ma valise sur le porte-bagages en hauteur et m’installe à ma place dans le train bondé qui se dirige vers l’est, cette pensée, au moins, me donne un peu d’espoir.
Dissimulé derrière un écran de palmiers poussiéreux, par-delà une place de terre battue et un entrepôt des douanes tout neuf, le Cercle militaire de Sousse donne sur la mer. Le reflet du golfe d’Hammamet est particulièrement violent cet après-midi, comme si le soleil se réfléchissait sur une plaque de métal, et je dois m’abriter les yeux. Un garçon en longue tunique brune mène une chèvre par une corde, et l’éclat de la lumière réduit les deux silhouettes à deux taches d’un noir de goudron.
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