Puis il se tourne vers moi :
— Pour la dernière fois, colonel, ce n’est pas ce qu’il dit, et ce n’est pas de le vouloir qui va y changer quoi que ce soit.
— Attendez, dis-je en levant la main en signe d’apaisement. Il y a visiblement tout un contexte dont je n’ai pas connaissance. Soyons clairs : vous me dites que ce n’est pas la transcription précise de la dépêche décodée ?
— La seule raison qui explique qu’il nous ait fallu neuf jours pour arriver à un message décrypté, c’est que votre ministère refusait d’accepter les faits !
Un jeune homme d’allure nerveuse, sans doute Billecocq, arrive avec une chemise. Bazeries la lui arrache des mains et l’ouvre.
— Le voilà, vous voyez — le télégramme d’origine ?
Il me le brandit sous le nez, et je reconnais l’écriture de l’attaché italien.
— Panizzardi l’a porté au bureau de poste de l’avenue Montaigne à trois heures du matin. À dix heures, grâce à notre arrangement avec les services du télégraphe, il se trouvait dans notre bureau. À onze heures, le colonel Sandherr se tenait exactement là où vous êtes et nous demandait de le déchiffrer avec la plus extrême urgence. Je lui ai dit que c’était impossible — le code en question était d’une grande complexité et nous n’avions encore jamais réussi à le casser. Il m’a rétorqué : « Et si je pouvais vous assurer qu’il contient un mot en particulier ? »
Je lui ai répondu que ce serait très différent. Il m’a alors dit que le mot était « Dreyfus ».
— Comment savait-il que Panizzardi mentionnerait le nom de Dreyfus ?
— Eh bien, c’était très bien vu, je le concède. Sandherr a dit qu’il s’était arrangé la veille pour que le nom de l’homme arrêté pour espionnage transpire dans la presse. Son raisonnement était que celui qui employait Dreyfus paniquerait et contacterait ses supérieurs. En voyant que Panizzardi allait à la poste au milieu de la nuit, le colonel Sandherr en a naturellement déduit que sa tactique avait fonctionné. Malheureusement, quand j’ai réussi à briser le code, le texte du message ne correspondait pas à ses attentes. Lisez par vous-même.
Bazeries me montre le télégramme. Le texte, en italien, est écrit soigneusement sous les chiffres du texte codé, avec la traduction en bas : Si le capitaine Dreyfus n’a pas eu de relations avec vous, il conviendrait de faire publier par l’ambassadeur un démenti officiel pour éviter les commentaires de la presse.
Je le relis deux fois pour être certain d’en comprendre toutes les implications.
— Cela suggère donc que Panizzardi ne voit pas du tout de quoi il s’agit avec Dreyfus, soit le contraire exactement de ce que pensait le colonel Sandherr ?
— Exactement ! Mais Sandherr ne voulait pas l’accepter. Il a assuré qu’on avait dû se tromper quelque part et il l’a porté aux instances supérieures. Il a même fait en sorte qu’un de ses agents fasse tomber entre les mains de Panizzardi des informations sur une autre opération d’espionnage, afin que l’Italien envoie une nouvelle dépêche chiffrée à Rome comprenant certains termes bien définis. Une fois que nous avons eu déchiffré ce deuxième message, nous avions la confirmation que notre version décryptée du premier message était la bonne. L’ensemble de la procédure nous a pris, du début à la fin, neuf jours. Alors je vous en prie, colonel, ne nous demandez pas de revenir là-dessus.
Je fais le calcul dans ma tête. Neuf jours à partir du 2 novembre, cela donne le 11 novembre. Le conseil de guerre a commencé le 19 décembre. Cela signifie donc que plus d’un mois avant que Dreyfus ne passe en jugement, la section de statistique savait que l’expression « ce canaille de D » ne pouvait s’appliquer à Dreyfus puisqu’on savait que Panizzardi n’avait jamais entendu parler de lui — à moins qu’il ne mentît à ses supérieurs, mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Et à la fin de l’opération, vous avez bien entendu remis la version correcte du message au ministère de la Guerre ?
— Absolument. Je l’ai donné à Billecocq pour qu’il le remette en mains propres.
— Vous rappelez-vous à qui vous l’avez remis, exactement ? questionné-je Billecocq.
— Oui, mon colonel, je m’en souviens très bien parce que je l’ai remis au ministre en personne. Au général Mercier.
Lorsque je rentre à la section de statistique, je sens de la fumée de cigarette qui s’échappe de mon bureau. J’ouvre la porte et trouve le général Gonse assis à mon bureau. Henry tient son ample derrière appuyé contre la table.
— Vous en avez mis, du temps ! fait joyeusement le général.
— Je ne savais pas que nous avions rendez-vous.
— Nous n’en avions pas. J’ai juste eu envie de passer.
— Vous ne l’avez jamais fait.
— Vraiment ? J’aurais peut-être dû le faire plus souvent. C’est une petite opération bien séparée, que vous menez là, Picquart. Je vais prendre ce dossier secret sur Dreyfus, si ça ne vous dérange pas, ajoute-t-il en tendant la main.
— Bien sûr. Puis-je vous demander pourquoi ?
— Pas vraiment, non.
J’aurais voulu discuter. Je lance un regard à Henry, qui hausse légèrement les sourcils.
Il faut leur donner ce qu’ils veulent, mon colonel — ce sont les chefs .
Je me courbe lentement devant mon coffre pour l’ouvrir, cherchant désespérément une excuse pour ne pas m’exécuter. J’en sors l’enveloppe marquée « D » et la remets avec réticence à Gonse. Celui-ci soulève le rabat et feuillette rapidement le contenu.
— Tout y est ? dis-je avec insistance.
— Il y a intérêt ! réplique Gonse avec un sourire — simple crispation mécanique du bas de son visage, sans humour ni bonhomie. Et à présent, nous allons procéder à quelques changements administratifs en vue de votre départ prochain pour votre tournée d’inspection. À partir de maintenant, le commandant Henry m’apportera directement toutes les pièces collectées par l’agent Auguste.
— Mais c’est notre source majeure !
— Justement et, en tant que chef des services de renseignements, il est logique que cela me revienne. Cela vous convient-il, Henry ?
— Comme vous voudrez, mon général.
— Suis-je destitué, mon général ?
— Bien sûr que non, mon cher Picquart ! Il ne s’agit que d’un remaniement d’attributions destiné à nous rendre plus efficaces. Vous conservez tout le reste. Bien, voilà qui est réglé, dit Gonse, qui se lève et écrase sa cigarette. Nous nous voyons bientôt, colonel.
Il serre le dossier de Dreyfus contre sa poitrine avec ses bras croisés.
— Et ne vous en faites pas, je vais bien veiller sur notre cher petit.
Après son départ, Henry se tourne vers moi et hausse les épaules avec un air d’excuse.
— Vous auriez dû suivre mon conseil, dit-il.
J’ai entendu assurer par ceux qui ont assisté à des exécutions publiques rue de la Roquette que la tête des condamnés guillotinés continuait de montrer des signes de vie pendant quelques secondes. Les joues tressautent, les paupières clignent, les lèvres remuent.
Je me pose la question : ces têtes coupées gardent-elles fugitivement l’illusion qu’elles sont en vie ? Voient-elles les gens qui les regardent et s’imaginent-elles, un instant durant, qu’elles peuvent encore communiquer ?
C’est un peu ce que je ressens depuis la visite de Gonse. Je continue de venir à mon cabinet aux heures normales, comme si j’étais encore en vie. Je lis des rapports. Je corresponds avec des agents. Je participe à des réunions. Je rédige mon blanc hebdomadaire pour le chef de l’état-major : les Allemands prévoient des manœuvres militaires en Alsace-Moselle, ils font un usage de plus en plus massif de chiens, ils posent un câble de téléphone à Bussang, près de la frontière. Mais c’est un mort qui parle. La véritable direction de la section de statistique est passée de l’autre côté de la rue, au ministère, où se tiennent des réunions régulières entre Gonse et mes officiers, Henry, Lauth et Gribelin. Je les entends partir. Je prête l’oreille à leur retour. Ils préparent quelque chose, mais je n’arrive pas à déterminer quoi.
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