J’allume la lumière électrique. Il me faudrait des heures pour forcer toutes les serrures des archives de Gribelin. Mais je me souviens qu’il garde ses clefs dans le tiroir inférieur gauche de son bureau. Après dix minutes de tâtonnements infructueux, la serrure du tiroir cède, et je l’ouvre. Les clefs sont là.
Il y a soudain une détonation qui me fait sursauter. Je jette un coup d’œil par la fenêtre. À un kilomètre de là, les projecteurs installés sur la tour Eiffel balaient la place de la Concorde par-dessus la Seine. Les faisceaux sont entourés de gerbes d’étoiles qui palpitent et clignotent en silence, puis, une seconde ou deux plus tard, les explosions retentissent, assez puissantes pour faire vibrer les vitres dans leurs cadres vénérables. Je consulte ma montre. Neuf heures. Ils ont une demi-heure de retard. Le feu d’artifice est censé durer une trentaine de minutes.
Je m’empare du trousseau de clefs de Gribelin et tente d’ouvrir le classeur le plus proche.
Une fois que j’ai déterminé quelle clef ouvrait quelle serrure, j’ouvre tous les tiroirs. Ma priorité est de rassembler toutes les pièces fournies par l’agent Auguste que je pourrai trouver.
Les documents recollés commencent déjà à jaunir. Ils bruissent comme des feuilles mortes tandis que je les classe par piles : lettres et télégrammes de Hauptmann Dame à Berlin, signés avec son nom de guerre *, « Dufour » ; lettres à Schwartzkoppen de l’ambassadeur d’Allemagne, le comte Münster, et à Panizzardi de l’ambassadeur d’Italie, le Signor Ressmann, ainsi que des lettres à l’attaché militaire de l’Empire austro-hongrois, le colonel Schneider. Il y a une enveloppe pleine de cendres, datée de novembre 1890. Il y a des lettres à Schwartzkoppen de l’attaché naval italien, Rosselini, et de l’attaché militaire britannique, le colonel Talbot. Il y a les quarante à cinquante lettres d’amour de Hermance de Weede — Mon cher ami adoré… Mon Maxi… — et peut-être moitié autant de Panizzardi : Ma chère petite … Mon beau chat … Mon grand bourreur …
Il fut un temps où cela m’aurait mis mal à l’aise — où je me serais senti sali — de toucher à des lettres aussi intimes. Plus maintenant.
Au milieu de tout cela, il y a un télégramme chiffré de Panizzardi destiné à l’état-major général de Rome et envoyé à trois heures du matin, le vendredi 2 novembre 1894 :
Commandi Stato Maggiore Roma
913 44 7836 527 3 88 706 6458 71 18 0288 5715 3716 7567 7943 2107 0018 7606 4891 6165
Panizzardi
Le texte décodé y est attaché, écrit de la main du général Gonse : Le capitaine Dreyfus est arrêté. Le ministère de la Guerre a eu des preuves de ses relations avec l’Allemagne. La cause est instruite avec le plus grand secret.
Je le copie dans mon calepin. Derrière la fenêtre, la tour Eiffel est une cascade de lumières. Il y a une dernière explosion assourdissante, puis lentement, l’obscurité revient. J’entends la clameur étouffée des applaudissements. Le spectacle est terminé. Je calcule qu’il faudrait à peu près une demi-heure à quelqu’un pour s’extirper de la foule des jardins du Trocadéro et revenir à la section.
Je reporte mon attention sur les documents reconstitués.
La plupart des pièces sont incomplètes ou inutiles, leur sens demeurant désespérément inaccessible. Il m’apparaît soudain que c’est pure folie de tenter de trouver du sens à ces détritus, que nous ne valons guère mieux que les aruspices de l’Antiquité, qui prenaient des décisions publiques en se fondant sur l’examen des entrailles d’animaux sacrifiés. J’ai l’impression d’avoir du sable dans les yeux. Je suis coincé à la section sans rien manger depuis midi. C’est peut-être ce qui explique que, lorsque j’arrive au document crucial, je ne le remarque pas tout de suite et passe au suivant. Mais alors, quelque chose me trouble et je reviens en arrière.
C’est une petite note écrite à l’encre noire sur une feuille carrée de papier blanc déchirée en vingt morceaux dont certains manquent. L’auteur propose de vendre à Schwartzkoppen « le secret de la poudre sans fumée ». La note est signée votre dévoué Dubois et est datée du 27 octobre 1894, soit deux semaines après l’arrestation de Dreyfus.
Je fouille un peu plus loin dans le dossier. Deux jours plus tard, Dubois réécrit à l’attaché militaire allemand : J’ai pu me procurer une cartouche du fusil Lebel… par conséquent pour analyser le secret de la poudre sans fumée. Schwartzkoppen ne semble pas avoir donné suite. Pourquoi l’aurait-il fait ? La lettre ne semble pas très sérieuse, et j’imagine qu’il aurait pu aller dans n’importe quel café de n’importe quelle ville de garnison en France et obtenir une cartouche de Lebel contre une bière.
C’est la signature qui m’intéresse. Dubois ? Je suis sûr que je viens de lire ce nom. Je reviens à la pile des lettres de Panizzardi à Schwartzkoppen : Ma belle petite … Mon petit chien vert … Mon grand bourreur … Ton bourreur de 2 eclasse … Ça y est : dans un mot de 1893, l’Italien écrit à Schwartzkoppen : J’ai vu M. Dubois.
Joint à la lettre, il y a un renvoi à un dossier. Il me faut plusieurs minutes pour comprendre le système de Gribelin et dénicher le dossier en question. Dans une chemise, je trouve un bref rapport adressé au colonel Sandherr par le commandant Henry et daté d’avril 1894, concernant l’identité possible de l’agent désigné par l’initiale « D », qui a fourni aux Allemands et aux Italiens « douze plans directeurs de Nice ». La conclusion d’Henry est qu’il s’agit d’un certain Jacques Dubois, ouvrier qui travaille pour une imprimerie chargée des contrats du ministère de la Guerre ; c’est probablement lui aussi qui a fourni aux Allemands les plans à grande échelle des fortifications de Toul, Reims, Langres, Neufchâteau et le reste. Au moment où il met en marche la presse, il lui est facile d’imprimer des exemplaires supplémentaires pour son usage propre. Je l‘ai interrogé hier , raconte Henry, et il m’est apparu comme un misérable, un escroc de bas étage à l’intelligence limitée et n’ayant aucun accès à des documents secrets. Les plans qu’il a transmis sont disponibles au public. Recommandation : ne pas donner suite .
C’est donc bien ça. « D » n’est pas Dreyfus : c’est Dubois.
Si vous m’ordonnez de tirer sur un homme, je tire…
J’ai noté soigneusement d’où sort chaque document et chaque chemise, et j’entame maintenant le processus laborieux qui consiste à tout ranger. Il me faut une dizaine de minutes pour remettre tout exactement à sa place, verrouiller les classeurs et essuyer la table. Lorsque je termine, il est juste un peu plus de dix heures. Je remets les clefs de Gribelin dans le tiroir de son bureau, m’agenouille et entreprends la tâche délicate de le refermer à clef. J’ai conscience des minutes qui passent alors que je m’efforce de manipuler les deux minces crochets de métal. La fatigue rend mes mains maladroites et glissantes de transpiration. Curieusement, il paraît beaucoup plus difficile de fermer une serrure que de l’ouvrir, mais je finis par y arriver. J’éteins les lumières.
Je n’ai plus qu’à verrouiller la porte des archives. Je suis encore agenouillé dans le couloir, en train de me battre avec les goupilles, quand je crois entendre la porte d’en bas. Je m’interromps et tends l’oreille. Je ne saisis aucun bruit suspect. Ce devait être mon imagination. Je reprends mes tentatives infructueuses quand je perçois le grincement d’une lame de plancher sur le palier du premier étage. Puis on monte l’escalier du deuxième. Je suis si près de pousser la dernière goupille que j’hésite à abandonner. Il faut que j’entende un craquement bien plus proche pour comprendre que je n’ai plus le temps. Je traverse vivement le couloir, essaie la première porte — fermée à clef — puis la suivante — ouverte — et me glisse à l’intérieur.
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