— Eh bien, dit-il en levant son verre, à quoi buvons-nous ?
— Que diriez-vous de trinquer à quelque chose que nous aimons tous les deux ? L’armée ?
— D’accord. À l’armée, lance-t-il.
Nous choquons nos verres. Il vide le sien d’un trait, me ressert et remplit de nouveau le sien. Il boit en me regardant par-dessus le bord, mais ses petits yeux ternes et opaques me sont impossibles à déchiffrer.
— Alors, on dirait que c’est un sacré fouillis au bureau, mon colonel, si je peux me permettre.
— Je prendrais bien cette cigarette, en fin de compte, dis-je en prenant le paquet qu’il pousse vers moi sur la table. Et la faute à qui, d’après vous ?
— Je ne désigne personne. Je constate, c’est tout.
J’allume la cigarette et joue avec mon verre, le déplaçant sur la table comme s’il s’agissait d’une pièce d’échecs. J’éprouve un curieux besoin de me décharger.
— De vous à moi, je n’ai jamais voulu être à la tête de cette section, vous le savez ? J’avais les espions en horreur. Je n’ai obtenu ce poste que par hasard. Si je n’avais pas connu Dreyfus, je n’aurais pas été impliqué dans son arrestation, puis je n’aurais pas assisté au conseil de guerre et à la dégradation. Malheureusement, je crois que nos maîtres se sont fait de moi une idée complètement erronée.
— Et quelle serait l’idée juste ?
Les cigarettes d’Henry, des turques, sont très fortes. J’ai l’impression d’avoir l’arrière de mon nez en feu.
— J’ai jeté un nouveau coup d’œil sur l’affaire Dreyfus.
— Oui, Gribelin m’a dit que vous aviez pris le dossier. On dirait que vous avez réveillé des choses.
— Le général de Boisdeffre était convaincu que ce dossier n’existait plus. Il a assuré que le général Mercier avait ordonné à Sandherr de s’en débarrasser.
— Je ne le savais pas. Le colonel m’a simplement ordonné de le mettre en sûreté.
— Pourquoi Sandherr aurait-il désobéi, à votre avis ?
— Il faudra le lui demander.
— C’est peut-être ce que je vais faire.
— Vous pourrez lui demander tout ce que vous voudrez, mon colonel, mais vous n’obtiendrez pas grand-chose de lui, commente Henry en se tapant le doigt contre la tempe. Il est interné à Montauban. Je suis allé le voir. C’était pitoyable.
Il paraît soudain morose et lève son verre.
— Au colonel Sandherr : l’un des meilleurs !
— À Sandherr, réponds-je en feignant de boire à sa santé. Mais pourquoi a-t-il gardé le dossier, d’après vous ?
— Je suppose qu’il s’est dit que ça pourrait être utile un jour — c’est quand même le dossier qui a fait condamner Dreyfus.
— Sauf que vous et moi savons tous les deux que Dreyfus est innocent.
Henry ouvre de grands yeux inquiets. Il me met en garde :
— Je ne parlerais pas de ça trop fort, mon colonel, et surtout pas ici. Il y en a à qui ça risque de ne pas plaire.
Je regarde autour de moi. Le café commence à se remplir. Je me penche vers Henry et baisse la voix. Je ne sais pas trop si je cherche à obtenir une confession ou si je lui offre la mienne, mais c’est pour moi une question d’absolution.
— Ce n’est pas Dreyfus qui a écrit le bordereau , énoncé-je à voix basse. C’est Esterhazy. Bertillon lui-même reconnaît que l’écriture correspond parfaitement. C’est la pièce centrale de l’accusation contre Dreyfus qui s’effondre ! Quant à votre dossier secret…
Un grand éclat de rire en provenance de la table voisine m’interrompt. Je jette vers les convives un regard irrité.
— Qu’alliez-vous dire sur le dossier secret ? me presse Henry, qui me scrute à présent d’un regard grave.
— Avec la meilleure volonté du monde, mon cher Henry, la seule pièce qu’il contient qui pourrait désigner Dreyfus est le fait que les Allemands et les Italiens ont reçu des plans de fortification d’un certain « D ». Remarquez, je ne vous reproche rien. Une fois Dreyfus arrêté, votre tâche était de rendre l’accusation la plus convaincante possible. Mais maintenant que nous avons les preuves contre Esterhazy, cela change tout. Nous savons à présent que l’on a condamné un faux coupable. Alors, dites-moi : sachant cela, comment sommes-nous censés agir ? Faire simplement comme si de rien n’était ?
Je me redresse. Après un long silence, durant lequel Henry continue de me dévisager, il finit par dire :
— Êtes-vous en train de me demander conseil ?
— Allez-y, répliqué-je avec un haussement d’épaules, si vous en avez à offrir.
— Vous en avez parlé à Gonse ?
— Oui.
— À Boisdeffre ? À Billot ?
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’ils disent ?
— Ils disent de laisser tomber.
— Alors, pour l’amour du ciel, mon colonel, laissez tomber ! m’enjoint-il d’une voix sifflante.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ça ?
— Ça n’est tout simplement pas dans ma nature. Ce n’est pas pour cela que je suis entré dans l’armée.
— Alors, vous vous êtes trompé de profession, constate Henry en secouant la tête avec incrédulité. Il faut leur donner ce qu’ils veulent, mon colonel — ce sont les chefs.
— Même si Dreyfus est innocent ?
— Et voilà, vous recommencez !
Il jette un regard alentour, et c’est à présent son tour de se pencher par-dessus la table et de chuchoter.
— Écoutez, je ne sais pas s’il est innocent ou coupable, et, franchement, mon colonel, si vous voulez m’excuser, je n’en ai rien à foutre et vous devriez faire pareil. J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire. Si vous m’ordonnez de tirer sur un homme, je tire. Si vous me dites ensuite que vous vous êtes trompé de nom et que j’aurais dû tuer quelqu’un d’autre… eh bien, j’en suis désolé, mais ce n’est pas ma faute.
Il se sert un autre cognac et reprend :
— Vous voulez un conseil ? Je vais vous raconter une histoire. Quand mon régiment se trouvait à Hanoï, il y a eu plein de vols dans la caserne. Alors, un jour, mon commandant et moi, on a tendu un piège et on a pris le voleur la main dans le sac. Il se trouve que c’était le fils du colonel — Dieu seul sait pourquoi il avait besoin de voler des choses à de simples soldats comme nous autres, mais il l’a fait. En tout cas, mon commandant — il était un peu comme vous, mettons le genre un peu idéaliste — voulait que le voleur soit poursuivi. Les huiles n’étaient pas d’accord. Mais il s’est entêté et il a porté l’affaire devant un tribunal. Au bout du compte, à la cour martiale, c’est mon commandant qui a été cassé. Le voleur est parti libre. Véridique.
Henry lève son verre et lance :
— À l’armée que nous aimons.
Le lendemain matin, lorsque j’arrive dans mon cabinet, le dossier Dreyfus m’attend sur mon bureau — pas le dossier secret, mais celui de la censure du ministère des Colonies, que l’on continue de m’envoyer régulièrement pour avoir mes commentaires.
Dreyfus a fait l’objet de deux alertes de sécurité au cours de ces dernières semaines. Il y eut d’abord l’annonce dans la presse anglaise de l’évasion du prisonnier. Puis, une lettre qui lui fut envoyée depuis la poste de la rue Cambon et signée d’un nom ressemblant à « Weiler » comprenait un message censément écrit à l’encre sympathique : Impossible déchiffrer dernière communication ; reprendre ancien procédé pour répondre. Indiquer avec précision où se trouvaient les documents intéressants et les combinaisons faites pour armoire. Acteur prêt à agir aussitôt. Les gardiens de Dreyfus reçurent la consigne d’observer attentivement ses réactions après qu’on lui aurait remis la lettre. Il se contenta de froncer les sourcils et de la mettre de côté. Il n’avait manifestement jamais entendu parler d’un « Weiler ». La Sûreté et moi-même tombâmes d’accord pour penser qu’il devait s’agir d’un canular.
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