Il pousse un coffret vers moi. Je décline d’un geste de la main. Il en prend une et l’allume. Son ton ne saurait être plus amical.
— Disons les choses comme elles sont, Picquart. L’enquête sur Dreyfus n’a pas été conduite avec tout le professionnalisme qu’il aurait fallu. Sandherr était malade, et du Paty — eh bien, on sait tous comment est Armand, en dépit de toutes ses qualités. Mais nous devons partir de là où nous sommes, et il est vraiment impossible de repartir de zéro. Cela raviverait trop de blessures. Vous avez vu la presse de ces derniers jours, l’hystérie potentielle, dès qu’il s’agit de Dreyfus. Cela déchirerait le pays. Nous devons calmer le jeu. Vous vous en rendez compte, certainement ?
Il offre une expression tellement suppliante — un désir si manifeste de me voir me ranger à son point de vue — que, pendant un instant fugitif, je suis presque tenté de céder. Il n’est pas méchant, juste faible. Il aspire à une vie tranquille, à mener son petit train-train entre le ministère et son jardin.
— J’entends bien, mon général. Mais ces fuites à la presse sont un avertissement. Nous devons admettre qu’une enquête est en cours sur l’affaire Dreyfus au moment même où nous parlons. Malheureusement, elle est diligentée par la famille Dreyfus et leurs partisans. La procédure nous échappe. Ce que j’essayais d’établir dans ma lettre, c’est un principe militaire fondamental : c’est à nous de prendre l’initiative, tant qu’il en est encore temps.
— Et on fait ça comment ? En capitulant ? En leur donnant ce qu’ils veulent ?
— Non, en abandonnant une position qui devient indéfendable et en établissant une nouvelle ligne plus sûre.
— Oui, c’est bien ce que je dis, en leur donnant ce qu’ils veulent ! De toute façon, je ne suis pas d’accord. Notre position est tout à fait défendable, du moins tant que nous faisons front ensemble. Elle est protégée par les remparts de la loi. Il suffit de dire : « Sept juges ont examiné les preuves. Ils sont arrivés à un verdict unanime. L’affaire est close. »
— Non, protesté-je en secouant la tête. Je suis désolé, mon général, mais cette ligne de défense ne tient pas. Les juges ont prononcé leur verdict à l’unanimité à cause du dossier secret. Et les éléments du dossier secret sont, enfin…
Je m’interromps, hésitant sur la marche à suivre. Je pense à l’expression de Guénée quand j’ai commencé à l’interroger sur sa prétendue conversation avec Val Carlos.
— Les éléments sont quoi, colonel ?
— Les éléments du dossier sont (j’écarte les mains) faibles. Si les preuves contenues dans le dossier étaient irréfutables, nous pourrions excuser le fait qu’elles n’aient pas été présentées à la défense. Mais, étant donné ce qu’elles sont…
— Je comprends parfaitement votre propos, mon cher Picquart, croyez-moi ! assure-t-il, implorant, en se penchant vers moi. Mais c’est précisément la raison pour laquelle le dossier secret doit être protégé à tout prix. Imaginons que nous suivions votre plan pour arriver en terrain plus sûr, et que nous disions au peuple français : « Eh bien voilà, c’est Esterhazy qui a écrit le bordereau , en fin de compte, alors ramenons Dreyfus et organisons un nouveau grand procès » — qu’est-ce qui se passera ? Les gens voudront savoir comment les juges du premier procès — sept en tout, s’il vous plaît — ont pu se tromper à ce point. Ça conduira directement au dossier secret. Des personnages importants vont se retrouver dans une situation grave. C’est ce que vous voulez ? Vous représentez-vous le mal que cela ferait à la réputation de l’armée ?
— Je ne doute pas qu’il y aurait des dégâts, mon général. Mais nous nous en sortirions avec les honneurs en faisant nous-mêmes le ménage. Alors que nous ne ferions, me semble-t-il, qu’aggraver les choses en ajoutant de nouveaux mensonges à ceux…
— Personne ne parle de mentir, colonel ! Je ne vous demande pas de mentir ! Je ne ferais jamais une chose pareille. Je sais que vous êtes un homme d’honneur. D’ailleurs, je ne vous demande pas de faire quoi que ce soit. Je vous demande seulement de ne pas faire quelque chose — de ne pas vous approcher de l’affaire Dreyfus. Est-ce tellement déraisonnable, Georges ? Et puis, ajoute-t-il en risquant un petit sourire, je sais ce que vous pensez de la Race élue — et vraiment, au bout du compte, qu’est-ce que cela vous fait que ce Juif reste à l’île du Diable ?
C’est comme s’il s’était penché par-dessus son bureau et m’avait offert une poignée de main secrète. Je réponds avec prudence :
— J’imagine, mon général, que cela m’importe parce qu’il est innocent.
Gonse éclate d’un rire où se perçoit une nuance d’hystérie.
— Oh, mais quelle naïveté ! s’exclame-t-il en frappant dans ses mains. Quelle belle pensée ! L’agneau qui vient de naître, le petit chaton et maintenant Alfred Dreyfus… tous innocents !
— Sauf votre respect, mon général, à vous écouter, on pourrait croire que j’ai un lien affectif avec cet homme. Or, je peux vous assurer que je n’éprouve strictement rien pour lui, ni dans un sens ni dans un autre. Franchement, je voudrais qu’il soit coupable — cela me faciliterait grandement la vie. Et, jusqu’à très récemment, j’étais persuadé de sa culpabilité. Mais maintenant que j’ai les pièces entre les mains, j’ai le sentiment qu’il ne peut pas être coupable. Le traître, c’est Esterhazy.
— Peut-être que c’est Esterhazy, et peut-être pas. Vous ne pouvez pas en être certain. Cependant, le fait est que si vous ne dites rien, personne ne le saura .
Nous avons donc enfin atteint le cœur même de ce sombre problème. La pièce me paraît soudain encore plus silencieuse qu’auparavant. Gonse me regarde bien en face. Je choisis mes mots avant de répondre :
— Mon général, ce que vous dites est abominable ; je ne sais pas ce que je ferai, mais je n’emporterai pas ce secret dans la tombe.
— Mais bien sûr que vous le ferez ! Emporter des secrets dans la tombe est l’essence même de notre profession.
Un nouveau silence s’ensuit, puis je fais une nouvelle tentative.
— Tout ce que je demande, c’est que toute cette affaire soit réexaminée…
— Tout ce que vous demandez ! explose alors le général. C’est tout ? Voilà qui me plaît. Je ne vous comprends pas, Picquart ! Non, mais qu’est-ce que vous dites ? Que toute l’armée — la nation tout entière, pendant qu’on y est ! — est censée se plier à votre petite conscience délicate ? Vous avez une sacrément haute opinion de vous-même !
Son cou a gonflé et pris une teinte rose vif, semblable à l’un de ces innommables tubes pneumatiques en caoutchouc. Il saille par-dessus le col de sa tunique. Je prends conscience que Gonse est terrifié. Brusquement, son attitude devient très professionnelle.
— Qu’est devenu le dossier ?
— Il est dans mon coffre.
— Et vous n’avez parlé à personne d’autre de ce qu’il contient ?
— Bien sûr que non.
— Vous n’avez pas fait de copie ?
— Non.
— Et ce n’est pas vous qui en avez parlé aux journaux ?
— Si c’était moi, je ne vous le dirais pas, si ? réponds-je sans pouvoir contenir plus longtemps le mépris dans ma voix. Mais, pour ce que cela vaut, la réponse est non.
— Ne soyez pas insolent !
Gonse se lève, je l’imite.
— Nous sommes ici à l’armée, colonel, et pas dans un cercle où l’on débat de questions d’éthique. Le ministre de la Guerre donne ses ordres au chef de l’état-major, le chef de l’état-major me donne ses ordres, et moi, je vous donne les miens. Aussi je vous ordonne maintenant formellement, et pour la dernière fois, de ne mener aucune enquête qui pourrait être liée de près ou de loin à l’affaire Dreyfus, et de ne parler de cela à quiconque n’ayant pas autorité pour recevoir ce genre d’information. Et gare à vous si jamais vous désobéissez. Compris ?
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