— De qui venait la décision ?
— En dernier lieu, elle a été approuvée par le général Mercier, en tant que ministre de la Guerre.
— Ah ! Mercier ? Vraiment ? J’aurais dû deviner qu’il avait d’une façon ou d’une autre trempé là-dedans !
Le regard dans le vide, le lissage de moustaches et les grognements reprennent un moment. Il finit par pousser un long soupir.
— Je ne sais pas, Picquart. C’est un sacré problème. Il va falloir que vous me laissiez y réfléchir. De toute évidence, s’il s’avère qu’on a enfermé le mauvais type pendant tout ce temps, surtout après en avoir fait un tel spectacle public, cela aura de graves conséquences, tant pour l’armée que pour le pays tout entier. Je dois en parler au Premier ministre. Et je ne peux pas faire ça avant au moins une semaine — j’ai les manœuvres de Rouillac qui commencent ce lundi.
— Oui, je comprends, mon général. Mais, dans l’intervalle, ai-je votre permission pour continuer mon enquête sur Esterhazy ?
La grosse tête opine lentement.
— Je pense que oui, mon garçon : allez-y.
— Quelle que soit la direction où elle m’entraînera ?
— Oui, fait-il avec un nouveau hochement de tête appuyé.
Ce soir-là, plein d’une énergie nouvelle, je retrouve Desvernine à notre lieu de rendez-vous habituel, gare Saint-Lazare. C’est la première fois que je le revois depuis la mi-août. Je suis légèrement en retard. Il est déjà là et m’attend assis dans un coin, en train de lire Le Vélo. Je remarque qu’il a cessé de boire de la bière pour revenir à l’eau minérale. Tout en prenant place sur la chaise d’en face, je désigne le journal d’un signe du menton.
— Je ne savais pas que vous faisiez du vélo.
— Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas sur moi, mon colonel. J’ai eu une bécane pendant dix ans.
Il plie le journal très serré et le fourre dans sa poche. Il semble de mauvaise humeur. Je m’étonne :
— Pas de calepin aujourd’hui ?
Il hausse les épaules.
— Il n’y a pas de rapport à faire. Bienfaisant est toujours en permission chez sa femme, dans les Ardennes. L’ambassade est tranquille, à moitié fermée pour l’été — aucun signe d’aucun de nos hommes depuis des semaines. Et votre ami M. Ducasse en a eu assez et est parti en vacances en Bretagne. J’ai essayé de l’en empêcher, mais il m’a répondu que, s’il restait enfermé rue de Lille plus longtemps, il allait devenir fou. Je ne peux pas le lui reprocher.
— Vous semblez contrarié.
— Eh bien, mon colonel, cela fait cinq mois que j’ai commencé à enquêter sur ce salopard — si vous me permettez l’expression — et je ne sais pas ce qu’on est censés faire d’autre. Soit on le coince et on le fait mijoter dans son jus, histoire de voir si on peut lui tirer les vers du nez, soit on suspend l’opération, et c’est ce que je propose. De toute façon, le temps se rafraîchit et on va devoir retirer les tuyaux acoustiques d’un jour à l’autre. Si jamais les Allemands décident d’allumer du feu, on sera très mal.
— Allez, pour une fois, laissez-moi vous montrer quelque chose, dis-je en poussant vers lui les photos retournées des lettres d’Esterhazy. Bienfaisant cherche à obtenir un poste à l’état-major.
Desvernine examine les lettres, et son visage s’éclaire aussitôt.
— Le salopard, répète-t-il à mi-voix sur un ton joyeux. Il doit avoir plus de dettes que nous ne le pensions.
Je voudrais pouvoir lui parler du bordereau , de Dreyfus et du dossier secret, mais je n’ose pas, pas encore — pas tant que je n’ai pas l’autorisation officielle de Billot d’élargir la portée de mon enquête.
— Qu’est-ce que vous proposez de faire avec lui, mon colonel ?
— Je crois qu’il faut que nous devenions beaucoup plus actifs. Je vais suggérer au ministre d’accéder à la requête de Bienfaisant et de lui donner un poste à l’état-major, où nous pourrons le surveiller en continu. Là, nous lui ferons croire qu’il a accès à des documents secrets — des pièces qui auront l’air importantes, mais que nous aurons fabriquées — et puis nous le suivrons et verrons ce qu’il en fait.
— C’est très bien. Et, à partir du moment où nous nous lançons dans les faux, je vais vous dire ce que nous pourrions faire d’autre. Pourquoi ne pas lui envoyer un faux message de la part des Allemands pour l’inviter à venir discuter de l’avenir de notre collaboration ? Si Bienfaisant se présente, ce sera déjà incriminant en soi. Mais s’il se présente avec des documents secrets, on pourra le prendre la main dans le sac.
Je réfléchis.
— Vous connaissez un faussaire ?
— Je suggérerais Lemercier-Picard.
— On peut lui faire confiance ?
— C’est un faussaire, mon colonel. On peut lui faire à peu près autant confiance qu’à un serpent. Son vrai nom est Moïse Lehmann. Mais il a fait beaucoup de travail pour la section du temps du colonel Sandherr, et il sait qu’on viendra le chercher s’il essaie de jouer au plus malin. Je vais voir où il se trouve.
Desvernine s’en va, la mine beaucoup plus réjouie qu’à mon arrivée. Je m’attarde pour finir mon verre, puis rentre en fiacre chez moi.
Le lendemain, le temps tourne soudain à l’automne — un ciel gris, menaçant, du vent et les premières feuilles qui tombent des arbres et refluent sur les boulevards. Desvernine a raison : il faut sortir ces tuyaux acoustiques de l’appartement de la rue de Lille le plus tôt possible.
J’arrive au bureau à l’heure habituelle et jette un rapide coup d’œil sur les journaux du jour que Capiaux a disposés pour moi sur la table. La description qu’a donnée Le Figaro des conditions de détention de Dreyfus sur l’île du Diable a remué à nouveau la vase de l’opinion publique, et l’on peut lire partout des manifestations de la vindicte populaire. « Qu’il souffre encore plus », semble être l’opinion la plus partagée. Mais un article de L’Éclair m’arrête — un article anonyme intitulé « Le Traître » et qui avance que la culpabilité de Dreyfus a été démontrée par un dossier de pièces secrètes transmis aux juges lors du conseil de guerre. L’auteur en appelle à l’armée pour publier le contenu de ce dossier et mettre un terme à « l’inexplicable sentiment de pitié » qui entoure l’espion.
C’est la première fois que l’existence du dossier secret est mentionnée dans la presse. La coïncidence que cela arrive justement maintenant, alors que je viens d’entrer en possession du dossier, me dérange. Je me rends dans le bureau de Lauth et pose le journal sur sa table.
— Vous avez vu ça ?
Lauth lit l’article et me regarde, alarmé.
— Quelqu’un aura parlé.
— Trouvez Guénée, lui ordonné-je. Il est censé surveiller la famille Dreyfus. Convoquez-le ici tout de suite.
Je retourne dans mon cabinet, ouvre le coffre et en sors le dossier secret. Je m’assois à mon bureau et dresse la liste de tous ceux qui en ont connaissance : Mercier, Boisdeffre, Gonse, Sandherr, du Paty, Henry, Lauth, Gribelin, Guénée ; à ces neuf personnes s’ajoute, grâce à mon compte rendu d’hier, le général Billot — cela fait dix ; il y a ensuite les sept juges, à commencer par le colonel Maurel — cela fait dix-sept — le président Faure et le médecin du président, Gibert — on en est à dix-neuf —, qui en a informé Mathieu Dreyfus — ce qui fait vingt ; et après cela, comment savoir combien de personnes Mathieu a mises au courant ?
Le secret n’existe pas — pas vraiment, plus dans le monde d’aujourd’hui, plus avec la photographie, le télégraphe, le chemin de fer et la presse. Le temps du cercle restreint de personnes réfléchissant pareillement et communiquant à la plume d’oie par voie de parchemin a disparu. Tôt ou tard, la plupart des choses finissent par être rendues publiques. C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre à Gonse.
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