J’écoute le pas lent et décidé de quelqu’un qui avance dans le couloir. Par l’interstice entre la porte et le chambranle, je vois Gribelin apparaître. Mon Dieu, y a-t-il autre chose que le travail dans la vie de ce malheureux ? Il s’arrête à l’entrée des archives et sort sa clef. Il l’insère dans la serrure et cherche à la tourner. Je ne vois pas son visage, mais sens ses épaules se raidir. Que se passe-t-il ? Il tourne la poignée et entrouvre la porte avec précaution. Il n’entre pas, mais reste sur le seuil, aux aguets. Puis il ouvre brusquement la porte en grand, allume la lumière et entre à l’intérieur. Je l’entends vérifier les tiroirs de son bureau. Un instant plus tard, il revient dans le couloir et l’explore du regard. Il devrait présenter l’image d’un petit personnage ridicule, d’un troll minuscule en costume sombre, mais ce n’est pas le cas. Il émane de lui une vraie malveillance alors qu’il se tient là, vigilant et soupçonneux — cet homme est un danger pour moi.
Enfin — sans doute convaincu qu’il a dû oublier de refermer sa porte — il retourne dans les archives et ferme derrière lui. J’attends encore dix minutes, puis je me déchausse et passe en chaussettes devant son antre.
En rentrant chez moi, je m’arrête au milieu du pont et jette la trousse de crochets dans la Seine.
Durant les jours qui suivent, le tsar visite Notre-Dame, pose la première pierre d’un pont dédié à son père et banquette à Versailles.
Pendant qu’il vaque à ses occupations, je vaque aux miennes.
Je vais au ministère de la Guerre voir le colonel Foucault, qui est rentré de notre ambassade à Berlin pour assister à la visite impériale. Nous échangeons quelques civilités, puis je lui demande :
— Avez-vous eu des nouvelles de Richard Cuers après la rencontre que nous avons organisée à Bâle ?
— Oui, il est venu s’en plaindre amèrement. J’imagine que vous avez voulu lui donner une bonne leçon. Mais qui donc avez-vous envoyé ?
— Mon adjoint, le commandant Henry, un autre de mes officiers, le capitaine Lauth, et puis deux policiers. Pourquoi ? Que vous a dit Cuers ?
— Il m’a assuré avoir fait le voyage de bonne foi, pour révéler tout ce qu’il savait sur l’agent des Allemands en France, mais que lorsqu’il est arrivé en Suisse, il a eu l’impression d’être traité comme un menteur et un conteur d’histoires. Il y avait un officier français en particulier — gros, rougeaud — qui l’a singulièrement malmené, qui l’interrompait tout le temps et faisait bien comprendre qu’il ne croyait pas un mot de ce qu’il pouvait dire. C’était une tactique délibérée, je suppose ?
— Pas que je sache ; pas du tout.
Foucault me dévisage avec consternation.
— Eh bien, que ce fût intentionnel ou non, vous n’entendrez plus jamais parler de Cuers.
Je vais voir Tomps à la Sûreté générale.
— C’est au sujet de votre voyage à Bâle, lui dis-je.
Il prend aussitôt un air inquiet. Il ne veut causer de problèmes à personne, mais il est évident que l’épisode le mine.
— Je ne vous citerai pas, lui assuré-je. Racontez-moi simplement ce qui s’est passé.
Il n’est pas besoin d’insister beaucoup. Tomps paraît soulagé de libérer sa conscience.
— En fait, mon colonel, dit-il, vous vous rappelez notre plan de départ ? Il a fonctionné impeccablement. J’ai suivi Cuers de la gare allemande à la cathédrale, je l’ai vu prendre contact avec le collègue Vuillecard et je les ai filés jusqu’au Schweizerhof, où le commandant Henry et le capitaine Lauth l’attendaient dans la chambre. Ensuite, je suis retourné attendre au café de la gare. Trois heures en gros ont dû s’écouler quand j’ai vu le commandant Henry entrer et se commander un verre. Je lui ai demandé comment ça se passait, et il m’a répondu : « J’en ai marre de ce salopard… — vous savez comment il parle — je parie un mois de salaire qu’il n’y a rien à en tirer. » Et moi, j’ai insisté : « Mais qu’est-ce que vous faites ici aussi tôt ? » Alors, il a fait : « Oh, j’ai joué les gros durs, j’ai fait semblant de me mettre en colère et j’ai claqué la porte en le laissant avec Lauth. Je vais laisser le petit essayer ! » Je n’ai pas caché que j’étais déçu par le tour qu’avait pris l’affaire, et j’ai proposé : « Vous savez que j’ai bien connu Cuers ? Et vous savez qu’il aime bien l’absinthe ? Il aime vraiment boire. Ça aurait pu être une meilleure méthode. Si le capitaine Lauth n’arrive à rien, voulez-vous me laisser faire ? »
— Et que vous a répondu le commandant Henry ?
Tomps poursuit son imitation assez bonne du commandant :
— « Non, a-t-il dit, ça n’en vaut pas la peine. N’y pensez plus. » Puis, à six heures, quand le capitaine Lauth a eu terminé sa séance et est arrivé à la gare, j’ai reposé la question à Henry : « Écoutez, je connais bien Cuers. Pourquoi ne me laissez-vous pas l’emmener prendre un verre ? » Mais il s’est contenté de répondre la même chose : « Non, ça ne servirait à rien. On perd notre temps ici. » Alors nous avons pris le train de Paris, et c’en est resté là.
De retour dans mon bureau, j’ouvre un dossier sur Henry. Que ce soit Henry qui ait fait tomber Dreyfus dans un piège, je n’en doute plus un instant.
Le déchiffrement ne fait pas partie des attributions de la section de statistique, ni même du ministère de la Guerre. Cela relève de la compétence du ministère des Affaires étrangères, où une équipe de sept personnes dirigées par le génial commandant Étienne Bazeries s’y consacre. Le commandant s’est fait une célébrité dans les journaux en cassant le « Grand Chiffre » créé pour Louis XIV, donnant une identité à l’Homme au masque de fer. Bazeries concentre tous les clichés du prodige excentrique — négligé, brusque, distrait —, et il n’est pas facile à rencontrer. Par deux fois, je me rends au Quai d’Orsay sous un prétexte quelconque et cherche à obtenir un entretien, mais me vois répondre par son équipe que nul ne sait où il est. Je dois attendre la fin du mois pour le débusquer dans son cabinet. Il est en manches de chemise, penché au-dessus de son bureau avec un tournevis et un appareil de chiffrement cylindrique éparpillé en mille morceaux. En théorie, je suis son supérieur, mais Bazeries ne salue pas plus qu’il ne se lève. Il ne s’est jamais soucié de la hiérarchie, de la même façon qu’il ne se soucie pas de se faire couper les cheveux, de se raser ou même, à en juger par l’odeur qui règne dans la pièce, de se laver.
— L’affaire Dreyfus, lui annoncé-je. Le télégramme que l’attaché militaire italien, le commandant Panizzardi, a envoyé à l’état-major général de Rome le 2 novembre 1894.
Il me scrute à travers ses lunettes sales.
— Et alors ?
— Vous l’avez cassé ?
— Oui. Il m’a fallu neuf jours.
Et il se remet à bricoler son appareil.
Je sors mon calepin et l’ouvre à une double page. D’un côté, il y a le texte chiffré que j’ai recopié du fichier qui se trouve aux archives, de l’autre, la solution telle que l’a écrite Gonse. Le capitaine Dreyfus est arrêté. Le ministère de la Guerre a eu des preuves de ses relations avec l’Allemagne. La cause est instruite avec le plus grand secret. Je la présente à Bazeries.
— C’est bien là votre solution ?
Il jette un coup d’œil dessus, et la colère lui crispe immédiatement la mâchoire.
— Nom de Dieu, vous ne renoncez donc jamais ?
Il repousse sa chaise en arrière, traverse la pièce d’un pas rapide, ouvre la porte à la volée et hurle :
— Billecocq ! Apportez-moi le télégramme Panizzardi !
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