Il y a un marché aux poissons sur le port, à l’extrémité sud du quai, près des remparts de la vieille ville arabe, et je m’arrête un instant pour regarder arriver la dernière pêche, que l’on renverse sur un comptoir : rougets, daurades, merlus, maquereaux. À côté, dans un enclos, il y a une demi-douzaine de tortues, toujours vivantes, dont on a fermé les mâchoires avec de la ficelle et qu’on a aveuglées pour les empêcher de s’échapper. Elles font un bruit de cailloux qu’on cogne les uns contre les autres alors qu’elles se grimpent dessus, cherchant désespérément à regagner la mer qu’elles sentent mais ne peuvent plus voir.
Mes quartiers se trouvent dans le camp militaire, de l’autre côté de la médina — une simple baraque de plain-pied en briques, au bord du terrain de manœuvres : deux pièces aux fenêtres voilées par des moustiquaires, et une terrasse couverte avec deux chaises, une table et une lampe à pétrole. Dans la chaleur lénifiante de cette fin d’après-midi, le terrain de manœuvres est désert et nul ne m’observe. Rassuré, je tire la table au bord de la terrasse, monte dessus et lève les bras pour pousser un chevron descellé. Le gros avantage d’être espionné par un agent incompétent, et la raison pour laquelle je n’ai pas demandé le renvoi de Savignaud, c’est que ce genre de détail lui échappe. Je fouille à tâtons l’espace vide jusqu’à ce que mes doigts rencontrent le métal d’une vieille boîte à cigarettes.
Je tire la boîte, replace le chevron, remets la table en place et pénètre dans mon logement. La plus grande pièce sert de salon et de bureau ; les rideaux sont tirés afin d’empêcher le soleil d’entrer. Je la traverse pour gagner ma chambre, m’assois au bord de l’étroit lit de fer et ouvre la boîte. Elle contient une photographie de Pauline prise il y a cinq ans, et une liasse de ses lettres : Georges chéri… Mon très cher Georges… Je me languis de toi… Tu me manques… Je me demande par combien de mains elles sont passées. Pas autant que la correspondance des Dreyfus, mais certainement pas mal.
Je suis allée plusieurs fois à ton appartement. Tout va bien. M meGuerault me dit que tu es en mission secrète ! Il m’arrive de m’allonger sur ton lit. Ton odeur imprègne encore l’oreiller, et je t’imagine là où tu es et ce que tu y fais. C’est dans ces moments-là que tu me manques le plus. Dans la lumière de l’après-midi, je pourrais crier de désir. C’est une douleur physique…
Je n’ai pas besoin de les lire ; je les connais toutes par cœur.
Il y a aussi dans la boîte une photo de ma mère, sept cents francs en argent liquide et une enveloppe sur laquelle j’ai écrit : En cas de décès du soussigné, remettre ce pli au président de la République, qui seul devra en prendre connaissance. G. PICQUART. Il y a à l’intérieur un rapport de seize paragraphes, écrit en avril, concernant mon enquête sur Esterhazy. Il passe en revue toutes les preuves en détail, relate les tentatives de Boisdeffre, de Gonse et de Billot pour mettre fin à mes recherches, et aboutit à trois conclusions :
1. Esterhazy est un agent à la solde de l’Allemagne.
2. Les seuls faits tangibles reprochés à Dreyfus sont attribuables à Esterhazy.
3. Le procès de Dreyfus a été conduit avec une légèreté sans précédent, en partant de l’idée préconçue que Dreyfus était coupable et au mépris de la légalité la plus élémentaire.
Des minarets de la ville arabe se fait entendre la plainte des muezzins qui appellent les fidèles à la prière. C’est al-Asr , l’heure où l’ombre d’un homme atteint deux fois sa hauteur. Je glisse la lettre dans la poche intérieure de ma tunique et réémerge dans la chaleur.
Tôt le lendemain matin, Savignaud m’apporte comme d’habitude de l’eau chaude dans ma chambre afin que je puisse me raser. Torse nu, je me penche vers le miroir et me savonne les joues. Au lieu de partir, Savignaud s’attarde derrière moi et m’observe.
Je le regarde dans le miroir.
— Oui, soldat ? Qu’y a-t-il ?
— Il me semble que vous avez pris rendez-vous avec le général Leclerc, à Tunis, mon colonel.
— Ai-je besoin de votre permission ?
— Je me demandais si vous vouliez que je vous accompagne.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Serez-vous rentré pour dîner ?
— Rompez, Savignaud.
Il hésite, salue et quitte furtivement la pièce. Je reprends mon rasage, mais en pressant le mouvement. Je ne doute pas qu’il est allé télégraphier à Paris que je me rends à Tunis.
Une heure plus tard, une valise à la main, j’attends près de la ligne de chemin de fer, sur la grand-place. Une compagnie minière a récemment fait installer les voies entre Sousse et Tunis. Il n’y a pas encore de gare. Le train passe simplement dans la rue. Le premier signe de l’approche de la locomotive est un panache de fumée noire qui s’élève au loin contre le ciel bleu vif, au-dessus des toits en terrasse. Un sifflet de bateau à vapeur pousse son cri dans le port tandis qu’une meute d’enfants surgit au coin de la rue et s’éparpille dans tous les sens avec des hurlements d’excitation, poursuivie par un train de deux wagons à plate-forme et trois voitures. La locomotive ralentit au point d’aller au pas, puis s’immobilise tout à fait dans un jet de vapeur sonore. Je hisse ma valise dans la voiture et grimpe à l’échelle pour y monter à mon tour, jetant un coup d’œil derrière moi pour vérifier que je ne suis pas suivi. Mais il n’y a aucun signe du moindre uniforme, rien que des Arabes, des Juifs et tout un tas d’animaux — des poulets dans des caisses, un mouton, et une petite chèvre dont le propriétaire a entravé les sabots pour la fourrer sous son siège.
Nous démarrons et prenons peu à peu de la vitesse, laissant bientôt derrière nous notre escorte d’enfants excités. La poussière s’engouffre par les pans ouverts de la voiture tandis que nous traversons dans un bruit de ferraille le paysage monotone — oliveraies et montagnes grises plongées dans la brume à notre gauche, l’éclat étal de la Méditerranée à droite. Tous les quarts d’heure ou à peu près, nous nous arrêtons pour prendre des silhouettes, toujours accompagnées d’animaux, qui semblent avoir surgi de nulle part et attendent dans un miroitement, le long de la voie. Je glisse la main dans ma tunique pour palper le bord rigide de ma lettre posthume au Président.
Lorsque nous arrivons enfin à Tunis, vers le milieu de l’après-midi, je me fraye un chemin sur le quai bondé jusqu’à la file de fiacres. La touffeur de la ville est presque palpable, et l’humidité ambiante garde en suspension les senteurs de suie, d’épices — cumin, coriandre, paprika —, de tabac et de crottin de cheval. Près des fiacres, un gamin vend La Dépêche tunisienne qui, pour cinq centimes, offre une compilation des nouvelles de la veille télégraphiées de Paris. Je le parcours pendant le trajet jusqu’à l’état-major de l’armée. Il n’y a toujours rien sur Dreyfus. Mais il est en mon pouvoir d’y remédier. Pour la vingtième fois, je touche ma lettre, tel un anarchiste qui vérifie sa charge de dynamite.
Leclerc est trop occupé pour me recevoir, et l’on me laisse transpirer dans une antichambre pendant une demi-heure. Puis une ordonnance s’approche :
— Le général voudrait savoir de quoi il s’agit.
— C’est une affaire personnelle.
Il se retire et revient deux minutes plus tard.
— Le général suggère que vous discutiez de toute question personnelle avec le général de Chizelle.
Chizelle est l’officier en charge du 4 etirailleurs tunisiens, soit mon supérieur direct.
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