Il y a quelque chose de moqueur dans l’indifférence étudiée d’Henry. Je sens la colère monter.
— C’est évidemment beaucoup plus grave si Esterhazy connaît nos techniques de renseignement.
Henry sourit et secoue la tête.
— Si je peux me permettre un conseil, mon colonel, je n’en ferais pas toute une histoire. Peu importe combien de cours d’artillerie il a suivis. Je ne vois pas comment Esterhazy pourrait avoir eu accès à quoi que ce soit d’important alors qu’il est coincé à Rouen. Et de fait, cette lettre de Schwartzkoppen nous dit clairement que c’est le cas, puisque les Allemands menacent de rompre leurs relations avec lui. Ils ne feraient pas cela s’ils le considéraient comme un espion utile. C’est une erreur courante, poursuit Henry, de croire, quand on est nouveau dans la partie, que le premier individu louche qu’on croise est un maître de l’espionnage. C’est rarement le cas. En fait, en réagissant de manière excessive, on peut même finir par causer beaucoup plus de mal que n’en a commis au départ le traître supposé.
— J’espère, répliqué-je avec raideur, que vous ne suggérez pas que nous devrions simplement le laisser continuer à transmettre des informations à une puissance étrangère, même si elles n’ont guère de valeur ?
— Pas du tout ! Je suis tout à fait d’accord que nous devons le surveiller. Mais je pense juste qu’il convient de ne pas perdre le sens des proportions. Pourquoi ne pas demander à Guénée d’aller fureter et de voir ce qu’il peut trouver ?
Guénée est encore un membre de la bande d’Henry.
— Non, je ne veux pas que ce soit Guénée qui s’en occupe. Je veux faire appel à quelqu’un d’autre, pour changer.
— Comme vous voudrez, convient Henry. Dites-moi qui vous préférez, et je l’affecterai à cette mission.
— Non, je vous remercie, mais c’est moi qui me chargerai de cette affectation. Cette nouvelle expérience me sera très profitable, ajouté-je avec un sourire. Je vous remercie… dis-je en indiquant la porte. Et, une fois encore, bon retour parmi nous. Pourriez-vous avoir l’amabilité de demander à Gribelin de descendre, s’il vous plaît ?
Ce qu’il y a de particulièrement irritant, dans le petit sermon hypocrite du commandant, c’est qu’il n’est pas dénué de tout fondement. Henry a raison : je me suis laissé emporter par mon imagination pour faire d’Esterhazy un traître à l’égal de Dreyfus alors qu’en réalité, comme l’a souligné Henry, toutes les preuves indiquent qu’il n’a pas fait grand-chose. Néanmoins, je ne lui donnerai pas la satisfaction de le laisser diriger cette opération. Je vais la garder pour moi. Ainsi, lorsque Gribelin arrive, je lui demande une liste de tous les agents de police qui ont récemment travaillé pour la section, ainsi que leurs coordonnées et un bref résumé de leurs antécédents de service. Gribelin se retire et revient une demi-heure plus tard avec une douzaine de noms.
Gribelin reste pour moi une énigme : l’exemple même du bureaucrate servile ; un vrai cadavre ambulant. Il pourrait avoir n’importe quel âge situé entre quarante et soixante ans, et est aussi sec qu’un spectre de fumée noire, seule couleur qu’il porte jamais. Il reste la plupart du temps cloîtré, seul, dans sa salle d’archives : les rares fois où il fait son apparition, il rase les murs, aussi sombre et silencieux qu’une ombre. Je l’imagine très bien se glissant par l’interstice d’une porte fermée, ou se coulant par-dessous. Le seul bruit qu’il produit à l’occasion se résume au cliquetis des clefs qu’il garde attachées à sa ceinture par une chaîne. Il se tient à présent dans une immobilité parfaite devant mon bureau pendant que j’examine la liste. Je lui demande quel agent il me recommanderait. Il refuse de se laisser entraîner.
— Ils sont tous bien.
Il ne cherche pas non plus à savoir pourquoi j’ai besoin d’un enquêteur. Gribelin est aussi discret que le confesseur du pape.
Je finis par choisir un jeune agent de la sûreté, Jean-Alfred Desvernine, attaché au commissariat spécial de la gare Saint-Lazare. C’est un ancien lieutenant des dragons originaire du Médoc et sorti du rang, contraint de démissionner pour cause de dettes de jeu, mais qui a su depuis redresser la barre. Si quelqu’un a une chance de percer les secrets de l’addiction d’Esterhazy, il me semble que c’est lui.
Après la sortie furtive de Gribelin, j’écris un message à Desvernine pour lui demander de me rencontrer le surlendemain. Au lieu de le faire venir à mon cabinet, où Henry et Lauth pourraient le voir, je lui propose de me retrouver à neuf heures du matin, devant le musée du Louvre, place du Carrousel. Je le préviens que je serai en civil, revêtu d’une redingote et d’un melon, que j’aurai un œillet rouge à la boutonnière et un exemplaire du Figaro sous le bras. Alors que je scelle l’enveloppe, je constate avec quelle facilité j’adopte les clichés du monde de l’espionnage. Cela m’inquiète. Je ne fais déjà plus confiance à personne. Combien de temps me faudra-t-il avant de pester comme Sandherr contre les dégénérés et les étrangers ? C’est une déformation professionnelle * : tous les chefs des services secrets finissent sans doute par perdre la raison.
Le mercredi matin, accoutré comme annoncé, j’arrive devant le Louvre. Des queues de touristes surgit soudain un homme vif au visage juvénile, portant une moustache poivre et sel, et que je suppose être Desvernine. Nous échangeons un hochement de tête. Je prends conscience qu’il doit m’observer depuis plusieurs minutes.
— Vous n’êtes pas suivi, mon colonel, me glisse-t-il à mi-voix, du moins pas que je sache. Je vous suggère cependant d’entrer dans le musée, si cela vous agrée, où il paraîtra plus naturel que je prenne des notes si besoin est.
— Tout ce que vous conseillerez : ces choses ne sont pas de mon ressort.
— Tout à fait, mon colonel — laissez-les aux gens comme moi.
Il a les épaules larges et la démarche chaloupée d’un sportif. Je le suis vers l’entrée du pavillon le plus proche. Il est encore tôt et il n’y a pas trop de monde. Le vestibule se présente avec un vestiaire à l’entrée, un escalier juste en face et des galeries qui partent l’une à droite, l’autre à gauche. Desvernine prend à droite et je ne peux me retenir de protester :
— Faut-il vraiment que nous allions par là ? C’est une abomination.
— Vraiment ? Pour moi, tout est pareil.
— Vous vous chargez du travail de police, Desvernine, mais laissez-moi la culture. Nous prenons par là.
J’achète un guide et, dans la galerie Denon aux senteurs de salle de classe, nous nous postons devant un bronze de Commode en Hercule, copie du Vatican datant de la Renaissance. La galerie est presque déserte. Je préviens :
— Tout ceci doit rester entre nous. Si vos supérieurs cherchent à savoir quelque chose, envoyez-les-moi.
— Je comprends, réplique Desvernine, qui sort son calepin et un crayon.
— Je voudrais que vous en appreniez le plus possible sur un commandant de l’armée dénommé Charles Ferdinand Walsin Esterhazy, dis-je d’une voix qui résonne, alors que je chuchote. Il se fait parfois appeler comte Esterhazy. Il a quarante-huit ans et sert au 74 erégiment d’infanterie, à Rouen. Il a épousé la fille du marquis de Nettancourt. Il joue, boursicote, et mène le plus souvent une vie dissolue — vous saurez mieux que moi où pister ce genre de personnage.
Desvernine rougit légèrement.
— Pour quand voulez-vous que ce soit fait ?
— Le plus tôt possible. Serait-il envisageable d’avoir un rapport préliminaire la semaine prochaine ?
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