— Ce pourrait être un piège, évidemment, avance Lauth.
— Oui, j’y ai déjà pensé. Si Schwartzkoppen a découvert que nous lisions le contenu de sa corbeille, il pourrait très bien décider d’utiliser cette information contre nous. Il lui serait facile de créer des preuves et de les mettre dans sa corbeille pour nous égarer sur de fausses pistes.
Je ferme les yeux et tente de me mettre à sa place. Il paraîtrait cependant peu vraisemblable qu’un homme qui fait preuve de tant de désinvolture dans ses aventures amoureuses, de tant de négligence dans le traitement de ses documents, puisse soudain se révéler si retors.
— Cela se justifierait-il pour lui d’aller jusque-là, hasardé-je à voix haute, si l’on se rappelle avec quelle violence les Allemands ont réagi lorsque nous les avons accusés d’employer Dreyfus ? Pourquoi Schwartzkoppen prendrait-il le risque de créer une nouvelle affaire d’espionnage des plus embarrassantes ?
— Bien sûr, rien de tout cela ne peut servir de preuve, mon colonel, rappelle Lauth. Nous ne pouvons utiliser ni ce document ni le petit bleu pour justifier l’arrestation d’Esterhazy, vu que ni l’un ni l’autre ne lui ont été envoyés.
— C’est vrai.
J’ouvre le coffre et en sors la chemise brune afin d’ajouter le brouillon de lettre au petit bleu. Sur la chemise, j’inscris le nom « Esterhazy ». Voilà bien, me dis-je, le paradoxe du monde de l’espionnage. Nous avons là des documents qui n’ont de valeur que si l’on connaît leur origine. Mais comme cette origine ne pourra jamais être dévoilée car cela brûlerait notre agent, ils sont donc sans valeur sur un plan légal. J’hésite même à les montrer au ministre de la Guerre ou au chef d’état-major au cas où un de leurs officiers subalternes pourrait les voir et se mettrait à bavarder : il s’agit si manifestement de rebuts reconstitués. Je reprends le petit bleu et questionne Lauth :
— Y aurait-il un moyen de prendre une photographie de ce pneumatique en dissimulant les marques de déchirure pour qu’il ait l’air d’avoir été intercepté dans le courrier, comme vous l’avez fait avec le bordereau de Dreyfus ?
— Peut-être, répond-il sur un ton dubitatif. Mais celui-là n’était qu’en six morceaux. Alors qu’il y en a là dans les quarante. Et, même si je le pouvais, le côté où figure l’adresse, qui est la partie la plus essentielle de la preuve, ne porte ni date ni cachet de la poste, et quiconque l’examinera pendant plus de trente secondes comprendra que cette carte n’a jamais été remise.
— Et si nous faisions apposer le cachet de la poste ? proposé-je.
— Je n’en sais rien, dit Lauth, de plus en plus sceptique.
Je choisis de ne pas insister.
— D’accord, dis-je. Gardons simplement ces documents pour nous pour le moment. Et ouvrons une enquête sur Esterhazy pour essayer de découvrir d’autres preuves contre lui.
Je vois bien que quelque chose chiffonne Lauth. Il fronce les sourcils et se mordille la lèvre inférieure. Il semble sur le point de faire une remarque, puis se ravise et soupire.
— Je voudrais que le commandant Henry soit ici au lieu d’être en permission.
Je le rassure :
— Ne vous en faites pas. Henry ne va pas tarder à revenir. Jusque-là, nous pouvons très bien nous charger de cette affaire à nous deux.
J’envoie un télégramme à Albert Curé, mon vieil ami du Tonkin devenu commandant au 74 erégiment de Rouen, pour lui annoncer que je serai dans la région le lendemain et lui demander si je peux passer le voir. Sa réponse se limite à un mot : « Ravi. »
Le lendemain matin, je déjeune tôt au buffet de la gare Saint-Lazare et prends le train de Normandie. En dépit de la gravité de ma mission, j’éprouve une soudaine allégresse alors que nous quittons la banlieue et sortons dans la campagne. C’est la première fois depuis des semaines que je quitte mon bureau. C’est un jour printanier. Je bouge. Ma serviette repose, toujours fermée, à côté de moi tandis que des scènes rurales défilent par la fenêtre, formant une suite animée de tableaux pastoraux — les vaches blanches tachées de brun, semblables à de petits personnages de plomb rutilants dans les prairies d’un vert luxuriant, les églises normandes grises et trapues dans les villages aux toits rouges, les péniches aux couleurs vives sur le canal tranquille, les chemins sableux et les hautes haies aux feuilles vert tendre. C’est la France pour laquelle je me bats — ne serait-ce qu’en recollant les débris du contenu de la corbeille d’un colonel prussien érotomane.
Un tout petit peu moins de deux heures plus tard, nous arrivons à Rouen et, dans un vacarme de locomotive, longeons la Seine au pas en direction de la grande cathédrale. Les mouettes tournoient en criant au-dessus du grand fleuve. J’oublie toujours à quel point la capitale normande est proche de la Manche. Je me rends à pied de la gare à la caserne Pélissier, traversant un quartier de garnison typique, avec ses tristes cordonneries et magasins d’accastillage, et ses bars sinistres reconnaissables entre tous, invariablement tenus par d’anciens militaires peu enclins à servir les civils du coin. Le Sept-Quatre occupe trois grands bâtiments de trois étages en pierre grise quadrillée de bandes de briques rouges, qui dépassent d’une haute muraille. Ce pourrait être une fabrique, un asile d’aliénés ou une prison, pour ce qu’on peut en voir de l’extérieur. Je montre mes papiers à la grille, et un planton me conduit entre deux dortoirs, de l’autre côté de la cour avec son mât, son drapeau tricolore, ses platanes et ses abreuvoirs, jusqu’à la bâtisse réservée à l’administration.
Je monte l’escalier clouté jusqu’au premier. Curé n’est pas dans son bureau. Son sergent m’informe qu’il vient de commencer une revue de détail et m’invite à l’attendre. La pièce ne comporte qu’un bureau et deux sièges. La haute fenêtre à petits carreaux est entrouverte, laissant pénétrer la brise printanière et les bruits de la caserne. J’entends les sabots des chevaux résonner sur les pavés des écuries, le pas cadencé d’une compagnie qui pénètre dans la cour et, plus au loin, les accords d’une fanfare en train de répéter. Je pourrais me croire revenu à Saint-Cyr, ou redevenu capitaine à l’état-major du général de division de Toulouse. Les odeurs elles-mêmes sont immuables — crottin de cheval, cuir, mess et sueur masculine. Mes amis parisiens raffinés manifestent toujours leur étonnement devant le fait que je puisse supporter cela année après année. Je n’essaie jamais de leur expliquer que c’est justement le fait que rien ne change qui m’attire.
Curé arrive et se confond en excuses. Il commence par me saluer, puis nous nous serrons la main pour enfin — sur mon initiative — nous étreindre maladroitement. Je ne l’ai pas vu depuis le concert chez les Comminges, l’été dernier, la fois où j’ai eu l’impression que quelque chose le troublait. Curé est un homme ambitieux qui doit avoir un an ou deux de plus que moi. Ce serait parfaitement humain qu’il se sente un peu jaloux de ma nouvelle promotion.
— Eh bien, dit-il en reculant pour me regarder, mon colonel !
— Il faut un moment pour s’y habituer, j’en conviens.
— Tu restes en ville combien de temps ?
— Juste quelques heures. Je reprends le train pour Paris ce soir.
— Ça se fête.
Il ouvre un tiroir de son bureau pour en sortir une bouteille de cognac et deux verres, qu’il remplit à ras bord. Nous trinquons à l’armée. Il les remplit de nouveau et nous trinquons à ma promotion. Mais je sens que quelque part, enfouie sous les félicitations, une fracture infime s’est ouverte entre nous. Personne cependant n’aurait pu le deviner en entrant. Curé sert une troisième tournée. Nous déboutonnons nos tuniques et nous carrons sur nos sièges, la cigarette aux lèvres et les pieds sur sa table de travail. Nous parlons des camarades et du bon vieux temps. Nous rions. Puis un bref silence s’installe, et il me demande :
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