— Il n’y a pas là matière à plaisanter, Blanche.
— Mon chéri, je ne plaisante pas ! Je suis tout à fait sérieuse ! s’écrie-t-elle avant de tapoter l’oreiller puis de se rallonger dessus, les mains derrière la nuque. J’ai trouvé ça bizarre à l’époque, qu’on lui arrache tous ses insignes en public et puis qu’on l’expédie sur une île déserte — c’était un peu exagéré, non ? J’aurais dû deviner qu’Armand du Paty était derrière tout ça ! Il porte l’uniforme, mais sous sa tunique d’officier, c’est un cœur d’auteur de romans pour dames qui bat.
J’éclate de rire.
— Eh bien, je m’incline devant votre connaissance supérieure de ce qui se passe sous sa tunique, ma chère. Mais il se trouve que j’en sais plus que vous sur l’affaire Dreyfus, et, croyez-moi, beaucoup d’autres officiers participaient à cette enquête, à part votre ancien amant !
Elle me fait une grimace dans la vitre ; elle n’aime pas qu’on lui rappelle la faute de goût qu’a été son aventure avec du Paty.
— Georges, on dirait très exactement Jupiter, debout, là-bas. Soyez un Bon Dieu et revenez vous coucher…
Ces propos échangés avec Blanche me troublent très légèrement. Une infime parcelle de — non, je n’appellerais pas exactement cela du doute — disons plutôt, de curiosité, se loge dans mon esprit, pas tant d’ailleurs au sujet de la culpabilité de Dreyfus que de son châtiment. Pourquoi, me répété-je, persistons-nous à maintenir toute cette mise en scène onéreuse et ridicule d’emprisonnement, qui exige que quatre ou cinq gardes soient exilés et condamnés au silence avec lui sur cette île minuscule ? Quel est le but recherché ? Combien d’heures de travail de bureau — dont les miennes — seront encore monopolisées par la censure, la surveillance et l’administration incessante que nécessite sa peine ?
Je garde ces réflexions pour moi à mesure que passent les semaines et les mois. Je continue de recevoir les rapports de Guénée sur la surveillance de Lucie et de Mathieu Dreyfus ; il n’en résulte rien. Je lis leurs lettres au prisonnier ( Que de longues heures, que de pénibles journées nous avons traversées depuis le jour où le malheur effroyable est venu nous atterrer comme un coup de massue… ). Et ses réponses, qui ne sont le plus souvent pas délivrées ( Rien de plus déprimant, rien qui use autant les énergies du cœur et de l’âme, que ces longs silences angoissés, sans jamais entendre parole humaine, sans jamais voir figure amie, ou seulement sympathique …). Je reçois également copie des rapports réguliers des employés du ministère des Colonies à Cayenne, qui surveillent la santé et le moral du prisonnier : Interrogé sur son état de santé, Dreyfus répond : « Je me porte bien pour le moment. C’est le cœur qui est malade. Rien… » Ses paroles deviennent inintelligibles et sont coupées par des sanglots. Il pleure abondamment pendant un quart d’heure environ (2 juillet 1895).
M. le colonel du Paty m’avait promis, avant mon départ de France, de faire poursuivre les recherches ; je n’aurais pas pensé qu’elles pussent durer aussi longtemps ! J’espère qu’elles aboutiront bientôt (15 août 1895).
Ne recevant pas de lettres de sa famille, le prisonnier s’est mis à pleurer, disant : Voici dix mois que je souffre horriblement (31 août 1895).
Le condamné a eu un spasme ; il s’est mis à sangloter, disant que cela ne pouvait pas durer plus longtemps, que son cœur finirait par éclater. Le prisonnier pleure toujours abondamment quand il reçoit ses lettres (2 septembre 1895).
Le prisonnier est resté assis de longues heures sans bouger aujourd’hui. Le soir, il se plaint de syncopes, d’étouffements. Il réclame un remède, pour, dit-il, mettre fin à une agonie qui se prolonge comme à plaisir (13 décembre 1895).
Peu à peu, à mesure que l’hiver avance, je me rends compte qu’il y a bien un but recherché concernant Dreyfus, bien que cela n’ait jamais été formulé ni oralement ni par écrit. Nous attendons qu’il meure.
Le premier anniversaire de la dégradation de Dreyfus a lieu le 5 janvier 1896 sans guère de commentaires dans la presse. Il n’y a ni lettres ni pétitions ni manifestations pour ou contre lui. Il semble qu’on l’ait oublié sur son rocher. Le printemps arrive, je dirige la section de statistique depuis huit mois, et tout est calme.
Puis, un matin du mois de mars, le commandant Henry souhaite me voir dans mon cabinet. Il a les yeux rouges et gonflés.
— Mon cher Henry, lui dis-je en posant le dossier que je suis en train de lire. Est-ce que ça va ? Que se passe-t-il ?
Il se tient devant mon bureau.
— Je m’excuse d’avoir à vous demander un congé immédiat, mon colonel. J’ai une urgence familiale.
Je le prie de fermer la porte et de prendre un siège.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?
— Il n’y a rien à faire, mon colonel, malheureusement, répond-il avant de se moucher dans un grand mouchoir blanc. Ma mère est mourante.
— Oh, je suis désolé de l’apprendre. Y a-t-il quelqu’un auprès d’elle ? Où habite-t-elle ?
— Dans la Marne. Un petit village qui s’appelle Pogny.
— Vous devez partir tout de suite, et prenez tout le temps qu’il faudra. Faites-vous remplacer par Lauth ou par Junck. C’est un ordre. Nous n’avons tous qu’une mère, vous savez.
— C’est très aimable de votre part, mon colonel.
Il se lève et salue, puis nous échangeons une poignée de mains chaleureuse ; je le prie de présenter mes respects à sa mère. Une fois qu’il est parti, je me demande à quoi cette femme peut ressembler, entre un époux éleveur de porcs dans les plaines de la Marne et un fils soldat exubérant. Sa vie n’a pas dû être facile.
Je ne revois pas mon adjoint pendant une semaine. Puis, un jour, en fin d’après-midi, on frappe à ma porte, et Henry entre, porteur d’un cornet de papier brun rebondi qui signifie une livraison de l’agent Auguste.
— Pardonnez-moi de vous déranger, mon colonel. Je dois courir entre deux trains. Je voulais déposer ceci.
Au poids du cornet, je sens aussitôt qu’il est plus plein que d’habitude. Henry remarque mon étonnement.
— Je suis désolé, mais, à cause de ma mère, j’ai manqué le dernier rendez-vous, avoue-t-il. Je me suis donc arrangé pour qu’Auguste nous fasse sa livraison aujourd’hui, en plein jour, pour changer. J’en reviens tout juste. Je dois retourner dans la Marne.
J’ai une réprimande au bord des lèvres. Je lui avais ordonné de se faire remplacer par Lauth ou Junck ; n’aurait-il pas été possible que quelqu’un d’autre que lui réceptionne le cornet, de nuit, comme de coutume, à un moment où cela aurait présenté moins de risques pour notre agent ? En outre, la règle d’or de l’espionnage — ainsi qu’il me l’a souvent lui-même répété — ne veut-elle pas que plus vite l’on traite l’information, plus elle peut se révéler utile ? Cependant, Henry a la mine si défaite, n’ayant visiblement guère dormi depuis une semaine, que je ne fais aucun commentaire. Je me contente de lui souhaiter bon voyage et enferme le cornet dans mon coffre, où il reste jusqu’au matin, pour l’arrivée du capitaine Lauth.
Mes relations avec Lauth n’ont pas progressé depuis le premier jour de notre rencontre : professionnelles, mais froides. Il n’a que deux ans de moins que moi, plutôt intelligent, germanophone d’Alsace : nous avons tout pour nous entendre mieux que cela. Mais il y a quelque chose de prussien dans son physique blond et séduisant, sa silhouette droite et un peu raide, qui m’empêche de le prendre en sympathie. C’est néanmoins un officier très capable, et la vitesse avec laquelle il reconstitue ces documents déchiquetés est proprement phénoménale. C’est donc avec ma politesse coutumière que je lui apporte le cornet dans son bureau.
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