— C’est tout ce qu’il y a de plus simple. Tu trouveras ici les points à développer.
Il me regarde avec un air soucieux.
— Ta carrière étincelante est très bien, Georges, mais comme tu sais, personne ne te voit plus, ces derniers temps. On doit toujours veiller à entretenir ses amitiés. Accompagne-moi à la maison maintenant et dîne avec nous.
— Merci, mais je ne peux pas.
— Pourquoi donc ?
Je voudrais dire : « Parce que je ne peux pas te dire ce qui me préoccupe ou ce que je fais toute la journée, et que, quand on ne peut plus être spontané dans l’intimité, la vie sociale devient une imposture et un effort. » Mais je me contente de remarquer platement :
— Je crains de ne pas être de très bonne compagnie en ce moment.
— Laisse-nous en juger. Viens, je t’en prie.
Il se montre si franc et si aimable que je n’ai d’autre choix que de me soumettre :
— Évidemment, cela me plairait beaucoup, mais seulement si tu es certain que cela ne dérangera pas Martha.
— Mon cher Georges, elle en sera ravie !
Leur appartement ne pourrait guère être plus proche, vu qu’ils habitent littéralement de l’autre côté du boulevard Saint-Germain, et Martha semble effectivement heureuse de me voir : elle me saute au cou dès que j’entre chez eux. Elle a vingt-sept ans, soit quatorze ans de moins que nous. J’étais témoin à leur mariage. Elle accompagne Louis partout, parce qu’ils n’ont pas d’enfant, je présume, mais si c’est une source de tristesse, ils n’en laissent rien paraître. Et ils ne me demandent pas non plus quand je compte me marier, ce qui est aussi un grand soulagement. Je passe trois heures de bonheur en leur compagnie, à évoquer le passé et parler politique — Louis est adjoint au maire du septième arrondissement de Paris, et adopte une position radicale sur la plupart des questions — puis, en fin de soirée, à les accompagner au piano pendant qu’ils chantent. En me reconduisant à la porte, Louis me propose :
— Nous devrions faire cela chaque semaine. Cela pourrait te permettre de ne pas perdre la raison. Et souviens-toi que, quand tu travailles tard, tu peux toujours venir dormir ici.
— Tu es le plus généreux des amis, mon cher Lou. Tu l’as toujours été.
Je l’embrasse sur les joues et m’éloigne dans la nuit en titubant un peu et fredonnant l’air que je viens de jouer, légèrement éméché, certes, mais rasséréné par cette amitié.
Le jeudi soir suivant, à sept heures précises, je me trouve dans un coin de lumière glauque du café situé sur le quai de la gare Saint-Lazare, en train de siroter un bock de bière alsacienne. La salle est bondée ; la porte à double battant ne cesse de s’ouvrir dans un grincement de ressorts. Du fait du vacarme des conversations et du mouvement à l’intérieur, ainsi que des coups de sifflet, des cris et des jets de vapeur percutants en provenance des locomotives au-dehors, c’est un endroit parfait pour ne pas être entendu par des oreilles indiscrètes. J’ai réussi à m’asseoir à une table pour deux avec une bonne vue sur l’entrée. Cette fois encore, cependant, Desvernine me surprend en surgissant derrière moi. Il tient une bouteille d’eau minérale et décline la bière que je suis prêt à commander. Il prend son petit calepin noir alors même qu’il se glisse sur la banquette de velours rouge.
— C’est un sacré personnage, votre commandant Esterhazy, mon colonel. De grosses dettes partout, à Rouen et à Paris : je vous en ai dressé une liste.
— À quoi dépense-t-il son argent ?
— Au jeu, principalement. Il y a un endroit qu’il fréquente régulièrement boulevard Poissonnière. C’est une maladie dont il est difficile de guérir, comme je l’ai appris à mes dépens, commente-t-il en me tendant une liste par-dessus la table. Il a également une maîtresse, une certaine M lleMarguerite Pays, âgée de vingt-six ans, prostituée à Pigalle et surnommée Marguerite Quatre-Doigts.
Je ne peux m’empêcher de rire.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
Le sévère Desvernine, cet ancien sous-officier devenu policier, ne voit pas ce qu’il y a de drôle.
— Elle est originaire de la région de Rouen, fille d’un producteur de calvados, commence à travailler enfant dans une filature, perd un doigt dans un accident et son emploi avec, arrive à Paris, devient une horizontale * rue Victor-Massé, fait la connaissance d’Esterhazy l’année dernière, soit dans le Paris-Rouen, soit au Moulin Rouge — il y a plusieurs versions selon la fille que l’on interroge.
— Cette aventure est donc de notoriété publique ?
— Absolument. Il l’a même installée dans un appartement, au 49, rue de Douai, près de Montmartre. Il va la voir tous les soirs quand il est en ville. C’est elle qui a meublé l’appartement, mais le bail est à son nom à lui. Les filles du Moulin Rouge l’appellent « le Bienfaisant ».
— Ce genre de vie nécessite de l’argent.
— Il se livre à toutes sortes de trafic pour pouvoir continuer. Il a même essayé de faire partie du conseil d’administration d’une société britannique à Londres, ce qui est un peu poussé pour un officier de l’armée française, quand on y réfléchit.
— Et que devient sa femme, pendant tout ce temps ?
— Soit elle séjourne dans son domaine de Dommartinla-Planchette, dans les Ardennes, soit dans son appartement parisien. Il la rejoint quand il en a fini avec Marguerite.
— On dirait que la trahison est une seconde nature, chez lui.
— C’est ce que je dirais.
— Et les Allemands ? Des pistes de ce côté ?
— Ça ne m’a mené nulle part pour l’instant.
— Je me demande… peut-être pourrions-nous le filer.
— Nous le pourrions, répond Desvernine d’un ton dubitatif, mais, d’après ce que j’ai vu, il est du genre méfiant. Il ne tarderait pas à nous avoir dans le collimateur.
— Dans ce cas, mieux vaut ne pas prendre le risque. Je n’ai vraiment pas besoin de me retrouver avec une plainte pour harcèlement de la part d’un commandant bien introduit.
— La meilleure solution serait alors de mettre l’ambassade allemande sous surveillance et de voir si on peut le coincer là.
— Je n’obtiendrai jamais l’autorisation.
— Pourquoi pas ?
— Ce serait trop évident. L’ambassadeur se plaindrait.
— En fait, je crois que je connais un moyen de le faire sans qu’ils le découvrent.
Il sort son portefeuille et en extirpe un tout petit carré de journal soigneusement découpé. C’est une annonce pour un appartement à louer dans la rue de Lille, la rue même où se situe l’hôtel de Beauharnais, qui abrite l’ambassade allemande.
— C’est au premier étage, pratiquement en face de l’ambassade. On pourrait y installer un poste d’observation et surveiller toutes les entrées et les sorties, propose-t-il en me regardant, fier de son initiative, désireux d’obtenir mon approbation. Et ce n’est pas le plus beau : l’appartement du dessous est déjà loué par l’ambassade. Ils s’en servent comme d’une sorte de cercle pour leurs officiers.
L’idée me séduit aussitôt. J’en admire l’audace, mais il n’y a pas que ça : ce serait une opération indépendante d’Henry.
— Il nous faudrait un locataire ayant une couverture plausible, dis-je en réfléchissant, afin d’éviter d’éveiller les soupçons — quelqu’un qui aurait une bonne raison de rester chez lui toute la journée.
— Je pensais à un ouvrier travaillant en équipe de nuit, suggère Desvernine. Il pourrait rentrer chez lui tous les matins à sept heures, et ne pas partir avant six heures le soir.
— À combien s’élève le loyer de cet appartement ?
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