Le 13 décembre 1806, dans un hôtel particulier au 29, rue de la Victoire, Louise Catherine Éléonore Denuelle de La Plaigne, née le 13 septembre 1787, rentière, divorcée le 29 avril 1806 de Jean-Honoré François Revel, lectrice de la princesse Caroline, a donné naissance à un enfant mâle. Cet enfant a été prénommé Charles, et dit le comte Léon. Le père a été déclaré absent.
Napoléon sent une chaleur lui parcourir tout le corps.
Mon fils .
Il essaie de rejeter ce qui s'est imposé à lui comme une certitude immédiate.
Mon fils .
Peut-il être sûr d'Éléonore, de cette habile et coquette intrigante que Caroline a poussée dans ses bras ?
Mais elle n'aurait pas pris le risque de le tromper à ce moment-là, au printemps 1806, alors qu'il était à Paris, qu'il la voyait presque chaque nuit aux Tuileries, qu'elle habitait l'hôtel qu'il lui avait acheté.
Ce ne pouvait être que son fils.
Il le savait bien, qu'il pouvait avoir un fils.
Il se doutait bien que Joséphine mentait. Elle ne pouvait que mentir, la vieille femme, la pauvre femme, en lui répétant qu'il ne pouvait donner naissance à un enfant.
Un fils. Ce qui manque depuis l'origine à sa construction impériale.
Il imagine un mariage avec une fille de roi.
Il imagine.
Puis il pense à Joséphine. Au divorce.
Il va vers la fenêtre. Le château de Pultusk est enveloppé par le brouillard.
Divorce, mariage, naissance. La nature des choses.
6.
Napoléon, de temps à autre, lance une phrase à Duroc. Mais, comme s'il était distrait par le paysage de la plaine morne qu'ils traversent depuis qu'ils ont quitté Pultusk, ce matin du 1 er janvier 1807, il s'interrompt après quelques mots.
Il penche la tête afin de regarder le ciel bas qui annonce de nouvelles averses de neige. Il fait un nouvel effort, il dit : « Bennigsen, les troupes russes... »
Duroc l'écoute le visage tendu, prêt à graver dans sa mémoire chaque mot.
Napoléon se tait tout à coup. À quoi bon poursuivre ? Il ressent une sorte de dégoût. Pour ce pays.
Il a écrit ce matin, avant de quitter le château épiscopal, ses instructions pour l'aide de camp qu'il compte envoyer au roi de Prusse, qui refuse toujours de signer la paix. Il faut que l'officier assure à Frédéric-Guillaume que « quant à la Pologne, depuis que l'Empereur la connaît, il n'y attache plus aucun prix ».
À quoi accorde-t-il du prix ce matin ?
Il faudra encore se battre contre Bennigsen, harceler de dépêches les maréchaux Ney et Bernadotte qui sont sur ses traces, les prévenir de ne pas s'aventurer trop loin. Quand ils auront ferré Bennigsen, Napoléon a l'intention de remonter vers le nord, d'envelopper les Russes et de les détruire enfin.
Mais il ne ressent aucun élan à cette perspective. Les armées russes taillées en pièces, d'autres viendront. Jusques à quand ?
Voilà pourquoi il ne réussit pas à parler à Duroc.
S'il pouvait lui confier cette seule nouvelle qui depuis hier soir l'habite : un fils.
S'il pouvait lui dire que, durant des années, Joséphine et aussi le docteur Corvisart ont essayé de le persuader que c'était lui qui était incapable de procréer. Et ils ont réussi à le faire douter de lui-même.
Joséphine l'a même un temps convaincu que, s'il voulait un fils, il lui suffisait d'en adopter un, clandestinement, et elle aurait joué à la mère véritable.
Si elle sait qu'Éléonore Denuelle a donné naissance à un fils, et elle ne peut que l'avoir appris, elle doit rêver à cela, tout imaginer pour éviter le divorce.
Mais il est décidé à refuser les subterfuges. Il a le pouvoir d'engendrer un fils. Il en est sûr maintenant. Il tirera toutes les conséquences de ce fait.
Qui a jamais pu l'empêcher d'essayer d'aller jusqu'au bout de son pouvoir ? Et d'y parvenir ?
La voiture ralentit. On approche de Bronie.
Aux portes de la petite ville, explique Duroc, un relais a été prévu par le grand écuyer. La halte, a précisé Caulaincourt, ne doit durer que quelques minutes. L'Empereur n'aura même pas à descendre de voiture pendant qu'on changera les attelages. C'est le seul relais établi avant Varsovie, où l'on arrivera en début de soirée.
Napoléon se penche, aperçoit dans le lointain les fortifications de Bronie, puis il distingue, au fur et à mesure qu'on approche, une foule qui gesticule. On l'acclame.
Il n'éprouve aucune joie. Il pense à ce fils qu'il ne pourra reconnaître, et à celui qui devra naître un jour et qui sera son héritier aux yeux de tous.
Et à la blessure qu'il devra infliger à Joséphine, qu'il a tant aimée et qui n'est plus que cette vieille femme jalouse dont chaque lettre est remplie de soupirs et de larmes.
La voiture s'arrête. La foule l'entoure pendant qu'on change les chevaux.
Duroc descend, se fraie un passage vers la maison de poste.
Napoléon l'aperçoit après quelques minutes, qui ressort en tenant par la main une jeune femme dont les boucles de cheveux blonds s'échappent d'un bonnet de fourrure noire. Elle paraît petite. Duroc l'entraîne vers la voiture.
La jeune femme disparaît, comme happée par la foule, et tout à coup Napoléon la voit contre la portière. Elle a un visage régulier, une peau que le froid rosit, des yeux à la fois vifs et naïfs.
Elle fixe Napoléon et il se sent aussitôt envahi par la gaieté, l'énergie. Il entend sans le voir Duroc, qui dit :
- Sire, voyez celle qui a bravé tous les dangers de la foule pour vous.
Napoléon incline la tête, avance la poitrine hors de la portière. Il a envie de toucher ce visage si frais, si neuf. Elle n'a pas plus de vingt ans.
Elle est différente de toutes .
Il veut lui parler, mais elle se dresse vers lui. Il voit son corps mince dont la taille est serrée par le manteau.
Elle parle un français roucoulant.
- Soyez le bienvenu, Sire, dit-elle, mille fois le bienvenu sur notre terre, qui vous attend pour se relever.
Elle continue durant quelques minutes, mais il ne l'écoute plus. Il voit ses yeux, sa poitrine qui palpite. Il émane d'elle une impression de douceur et d'innocence.
Il en est sûr : elle est différente de toutes celles qu'il a connues, depuis cette première femme sous les galeries du Palais-Royal jusqu'à cette rouée, Éléonore Denuelle, qui est pourtant la femme à laquelle il a fait un fils.
Un fils avec une femme comme cette Polonaise.
Il lui tend l'un des bouquets que l'on a déposés dans sa voiture, au départ de Pultusk. Il voudrait la revoir, dit-il.
La voiture commence à rouler. Il se retourne, penché. Il l'aperçoit un instant encore avant que la foule ne la masque.
Qui est-elle ? demande-t-il à Duroc.
Il reproche au grand maréchal du palais de ne pas l'avoir interrogée.
Il veut savoir tout ce qui la concerne. Il veut qu'elle soit invitée au dîner qu'il donnera demain soir à Varsovie. Il veut qu'elle soit de tous les dîners, de tous les bals.
Il veut cette femme.
Il ne parle plus. Il écoute ce qui naît en lui, qui n'est pas seulement du désir, l'envie de posséder comme il l'a tant de fois éprouvée, mais un sentiment qui mêle le besoin de dominer, de tenir cette femme entre ses bras, à une sorte d'enthousiasme, de joie. Et cela, il ne le ressentait plus depuis si longtemps, peut-être depuis ces premiers jours, quand il aimait passionnément Joséphine.
Mais il est un autre homme maintenant. Il a tant d'expérience et il n'a pas encore trente-huit ans. En cette jeune femme dont il ignore le nom, dont il ne sait pas s'il la reverra, mais il le veut, rien d'autre ne l'attire que son charme, sa jeunesse, sa fraîcheur naïve.
Elle n'a pas été la maîtresse de Barras.
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