Ses aides de camp ont été incapables de lui dire où se trouve l'armée russe du général Bennigsen. Il a la conviction qu'elle recule, qu'elle refuse le combat. Elle a abandonné Varsovie, et Murat a pu pénétrer le 28 novembre dans la capitale polonaise, au milieu d'une foule en délire.
Napoléon lit son rapport. Murat s'imagine déjà roi de Pologne, laisse entendre qu'il est l'homme qui convient à ce peuple héroïque.
Il faut dégriser Murat, lui rappeler que, s'il doit attribuer des places aux patriotes polonais, « il ne doit point calculer arithmétiquement le rétablissement de la Pologne ».
Napoléon l'a déjà dit souvent en recevant des Polonais : « Votre sort est entre vos mains... mais ce que j'ai fait est moitié pour vous, moitié pour moi. »
Mais plus il avance dans ce pays, plus il découvre cette terre boueuse, ces marécages où l'on s'enlise, ces chemins à peine tracés, cette pauvreté des villages et même des forteresses, construites en bois, et plus ses réticences s'affirment. Peut-on faire confiance aux Polonais ?
- Je suis vieux dans la connaissance des hommes, explique-t-il à Murat. Ma grandeur n'est pas fondée sur le secours de quelques milliers de Polonais. C'est à eux de profiter avec enthousiasme de la circonstance actuelle ; ce n'est pas à moi de faire le premier pas.
Il est arrivé à Kustrin. Il loge dans une salle de la petite forteresse qui se trouve au confluent de l'Oder et de la Warta. Malgré le feu intense qui brûle dans la cheminée et que Constant entretient, il continue d'avoir froid. Il se fait apporter un verre de chambertin. Il prend une prise. Il enfonce la main droite dans son gilet, tente de l'y réchauffer. Puis il se couche quelques heures. Il dort mal. Lorsqu'il se réveille, il prend aussitôt la plume, comme pour se dégourdir l'esprit et les doigts.
« Il est 2 heures du matin, écrit-il à Joséphine. Je viens de me lever, c'est l'usage de la guerre. »
Il veut rejoindre au plus vite Posen, une ville sur la Warta, où il sera plus proche des troupes, et où il pourra décider soit de se diriger vers Dantzig et Königsberg en descendant ainsi le cours de la Vistule, et pourquoi pas d'aller plus vers le nord, vers le Niémen, ce fleuve qui sert de frontière à la Russie, soit au contraire de remonter le cours de la Vistule jusqu'à Varsovie, où se trouve déjà Murat, qu'a rejoint le maréchal Davout.
Cela dépendra de la position des armées russes.
Il harcèle les aides de camp, les maréchaux. Où sont les troupes de Bennigsen ? Il semble que, dans ce pays sans limites, les armées russes soient insaisissables. Ont-elles réellement choisi de reculer, ou bien se concentrent-elles au nord de Varsovie, le long de cet affluent de la Vistule qu'est le fleuve Narev ?
Cette incertitude irrite Napoléon.
Il dit sèchement à Murat, qui évoque à nouveau l'enthousiasme des Polonais et leur volonté de voir renaître leur pays dépecé, partagé entre la Prusse, l'Autriche et la Russie :
- Que les Polonais montrent une ferme résolution à se rendre indépendants, qu'ils s'engagent à soutenir le roi qui leur serait donné, et alors je verrai ce que j'aurai à faire...
Mais que Murat ne se méprenne pas. Le rétablissement d'une Pologne indépendante est un enjeu trop grave, trop lourd de conséquences, pour que Napoléon s'y résolve sur un simple mouvement de foule. Comment faire la paix avec la Russie, comment la maintenir avec l'Autriche et l'établir avec la Prusse, si la Pologne renaît ?
- Faites bien sentir, Murat, reprend-il, que je ne viens pas mendier pour un des miens, je ne manque pas de trônes à donner à ma famille.
Il ne veut pas céder non plus à cet élan de sympathie qu'il ressent quand, à son entrée à Posen, le jeudi 27 novembre à 22 heures, sous une pluie battante, il découvre les arcs de triomphe que les Polonais ont dressés dans les rues de la ville.
Le vent, glacé, secoue les lanternes accrochées aux façades. On a suspendu ici et là des inscriptions saluant le « vainqueur de Marengo », le « vainqueur d'Austerlitz ».
La foule, malgré la pluie, l'attend devant le monastère et le collège des Jésuites, de grands bâtiments accolés à l'église paroissiale, au cœur de la ville, et dans lesquels il doit résider. Il reçoit l'hommage des notables de la ville et des nobles polonais de la province.
Il les écoute. Leur enthousiasme, leur volonté peuvent devenir une carte dans son jeu. Il est ému aussi par leur conviction, leur patriotisme. Il prise tout en marchant dans la grande salle voûtée, mal éclairée, froide.
- Il n'est pas si aisé de détruire une nation, dit-il enfin en croisant les bras. Jamais la France n'a reconnu le partage de la Pologne. Je veux voir l'opinion de toute la nation. Unissez-vous...
Il s'éloigne, l'audience est terminée. Il leur lance cependant, avant de quitter la salle :
- C'est le seul moment pour vous de redevenir une nation.
Il pleut encore les jours suivants. Il écoute certains des aides de camp et des quelques généraux qui évoquent les difficultés que rencontrent les troupes pour avancer.
Les hommes ont faim. Certains se suicident tant l'épuisement est grand. Ils ne savent où s'abriter dans ce pays de boue. Les maisons des paysans protègent à peine de la pluie et du froid. Les chevaux s'enlisent. Et on ne sait comment les nourrir. On est déjà vaincu avant de s'être battu. Et d'ailleurs on ne sait pas où se trouve l'armée russe.
Tout à coup, Napoléon laisse éclater sa colère.
- Vous seriez donc bien content d'aller pisser dans la Seine ! crie-t-il à Berthier.
Les officiers baissent les yeux. Napoléon passe et repasse devant eux, le visage courroucé. Ne comprennent-ils pas qu'il faut, si l'on veut la paix, écraser les Russes comme on a défait les Prussiens ?
Il s'enferme.
C'est le 2 décembre 1806, l'anniversaire d'Austerlitz. Si perdue dans le temps déjà, cette bataille, ce soleil perçant le brouillard ! Il faut rappeler ce jour glorieux, ce souvenir de gloire qui est la preuve de ce qu'il est capable de réussir.
Il sort de son cabinet, donne des ordres. Il veut qu'on célèbre un Te Deum à la cathédrale pour commémorer Austerlitz. Il veut qu'on lise et distribue aux soldats une proclamation.
Il la dicte.
« Soldats ! Il y a aujourd'hui un an, à cette heure même vous étiez sur le champ mémorable d'Austerlitz ; les bataillons russes épouvantés fuyaient en déroute... L'Oder, la Warta, les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison n'ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravé, tout surmonté ; tout a fui à notre approche... L'aigle française plane sur la Vistule. »
Les mots le grisent. Il évoque la paix générale pour laquelle il faut encore se battre. Mais il faut vaincre d'abord.
« Qui donnerait aux Russes le droit d'espérer de balancer les destins ? Eux et nous ne sommes-nous pas les soldats d'Austerlitz ? »
Il se sent mieux, se rend au château où la noblesse de la région de Posen donne un bal en son honneur. Les femmes l'entourent. Certaines s'approchent, provocantes et séductrices. Il les fixe, les évalue, entraîne l'une d'elles à l'écart. Elle rit. Elle viendra cette nuit. C'est une conquête facile, qui ne laisse aucune trace.
Quelques heures plus tard, il écrit à Joséphine : « Je t'aime et je te désire », puis il ajoute : « Toutes ces Polonaises sont françaises... J'ai eu hier un bal de la noblesse de la province ; d'assez belles femmes, assez riches, assez mal mises, quoique à la mode de Paris. »
Et parce que Joséphine a déclaré dans une de ses lettres, en femme habile, qu'elle n'est pas jalouse, il plaisante : « Tu es donc convaincue de jalousie ; j'en suis enchanté ! Du reste tu as tort ; je ne pense à rien moins, et dans les déserts de la Pologne l'on songe peu aux belles... »
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