Tant de pensées l'assaillent ! Les Russes, la pluie et la boue, les blessés qu'on ne sait ni où ni comment soigner et qui pourrissent dans la boue. Les femmes aussi, bien sûr, le préoccupent, puisqu'il doit écrire à Joséphine. Et s'il lui faut mentir, peu importe. Y a-t-il d'autre vérité que celle des apparences ?
Il a aussi, à chaque instant, l'obsession de ce qui se passe en France.
Il attend chaque jour avec impatience l'arrivée des dépêches de Paris. Ce sont de jeunes auditeurs du Conseil d'État qui parcourent à bride abattue les quatre cents lieues qui séparent la capitale de Posen. Huit jours de route en ne s'arrêtant que quelques minutes aux relais.
Napoléon lit avec avidité les journaux, les rapports des ministres. Il signe des décrets que le plus souvent il dicte d'un seul jet.
Il décide ainsi, à Posen, le 2 décembre, de faire ériger un monument à la gloire de la Grande Armée, sur l'emplacement de la Madeleine. Il veut, à l'intérieur de ce monument, des tables de marbre et d'or où seront gravés les noms des combattants d'Ulm, d'Austerlitz et d'Iéna.
Il veut.
Mais, dans ces grandes salles sombres du monastère de Posen, il a parfois la certitude que sa volonté est soumise à un destin qui lui échappe. Cela le tourmente. Que peut-il vraiment ?
On lui apporte une lettre de Joséphine qui, une fois encore, parce qu'elle veut avoir l'œil sur lui, il le sait bien, demande à le rejoindre. Il n'y tient pas. Il y a ces femmes de rencontre qui le distraient. Il y a la guerre, le climat de pluie et de froid, la boue. Il y a l'incertitude de ce qui va advenir. Une bataille, mais où, mais quand ?
« Il faut donc attendre quelques jours », écrit-il. Puis il s'interrompt. Il est 6 heures du soir. Il pleut sur Posen. La nuit a une densité de boue noire.
Il reprend la plume.
« Plus on est grand et moins on doit avoir de volonté, l'on dépend des événements et des circonstances », note-t-il.
Joséphine comprendra-t-elle qu'il faut à la fois vouloir avec une force surhumaine et savoir qu'on n'est jamais le maître du jeu ? On s'y insère, on exploite les événements, mais l'échiquier peut basculer à tout instant.
« La chaleur de ta lettre me fait voir que, vous autres jolies femmes, vous ne connaissez point de barrières, continue-t-il ; ce que vous voulez doit être ; mais moi, je me déclare le plus esclave des hommes : mon maître n'a pas d'entrailles et ce maître, c'est la nature des choses.
« Adieu, mon amie,
« Napoléon »
Cette idée ne le quitte plus cependant qu'il roule vers Varsovie. La pluie glacée balaie la route dont le tracé se perd sous la boue. Les ponts sont coupés. On franchit les fleuves sur des troncs attachés l'un à l'autre.
La nuit semble ne jamais cesser.
Il faut quitter la berline, emprunter des voitures polonaises, légères mais inconfortables. Celle de Duroc verse. Le grand maréchal du palais a la clavicule brisée. On le laisse dans une maison de paysan et l'on continue sous l'averse, en essayant d'éviter les fondrières.
Voilà la nature des choses.
L'armée « grogne », ose dire Berthier. Les « grognards » se battront, que peuvent-ils faire d'autre ? répond Napoléon.
À quelques lieues de Varsovie, même la voiture légère n'avance plus, ou si lentement, s'enlisant à chaque tour de roue, que Napoléon s'impatiente. Il descend. La nuit est complète, épaissie encore par le brouillard. Il fait moins froid, mais le sol n'en est que plus spongieux. On ne touche plus jamais la terre solide. On s'enfonce dans une boue qui paraît sans fond.
Napoléon choisit un cheval. L'animal se cabre. C'est une bête rétive de relais qui peut le faire tomber à chaque pas. Peu importe. Il veut arriver à Varsovie. Les rapports des généraux lui font penser que l'armée russe est rassemblée au nord de la capitale, sur les rives du Narew. Napoléon veut livrer bataille, vite, pour en finir.
Arrivé à Varsovie le vendredi 19 alors que le brouillard recouvre toute la ville et la campagne alentour, il en repart à l'aube du mardi 23 décembre. Il veut être avec ses avant-postes. Il chevauche sous le feu des Russes, grimpe sur le toit d'une maison pour observer les mouvements de l'ennemi. Il couche dans des granges.
On cherche les Russes alors que la nuit tombe à 15 heures, que la boue empêche les charges de cavalerie. Les chevaux ne peuvent galoper. Les fantassins s'égorgent dans le brouillard. Victoires, pourtant, de Ney, de Lannes, de Davout, à Soïdau contre le dernier corps prussien, à Golymin et à Pultusk contre les Russes.
Mais comment les poursuivre ?
Napoléon s'est installé dans le château épiscopal de Pultusk.
Il a erré avec la Garde dans le brouillard et n'est arrivé sur le champ de bataille qu'à la fin des combats.
Il s'est assis dans la cheminée d'une petite pièce sombre. Il dicte une brève lettre pour Cambacérès : « Je crois la campagne finie. L'ennemi a mis entre nous des marais et des déserts. Je vais prendre mes quartiers d'hiver. »
Il se lève, prend une prise. Il n'est pas satisfait. L'armée russe n'a pas été taillée en pièces. La pluie, la boue et le brouillard l'ont servie, mais aussi l'inaction des troupes de Bernadotte. Spectateur, comme à Auerstedt.
Il marche pour se calmer. Il va écrire à Joseph. Peut-être ce frère comprendra-t-il ?
« Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain... Nous battant ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille. Les blessés sont obligés de se retirer en traîneau en plein air pendant cinquante lieues... »
Qui comprendra ?
« Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Kamoulks, les cosaques et les peuplades du Nord qui envahirent jadis l'Empire romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur. »
Napoléon le vit, le voit.
Il répète d'une voix forte : « De l'énergie ! De l'énergie ! » Puis il ajoute plus bas : « On ne fait le bien des peuples qu'en bravant l'opinion des faibles et des ignorants. »
Il se calme, ce mercredi 31 décembre 1806.
Dans la plus grande salle du palais épiscopal de Pultusk, assis devant la cheminée, il écoute deux chanteuses accompagnées par le compositeur d'opéra Paer. Il ferme les yeux. Le plaisir est d'autant plus fort qu'il a marché tant de jours sous la mitraille avec de l'« eau jusqu'au ventre ». Il peut enfin oublier l'« horreur ».
Il rassure Joséphine ce 31 décembre : « Tu te fais des belles de la grande Pologne une idée qu'elles ne méritent pas... Adieu, mon amie, je me porte bien. »
Le courrier de France vient d'arriver.
Napoléon choisit parmi les dépêches une lettre de Fouché, qui envisage de demander à Raynouard, un auteur de théâtre, d'écrire une tragédie à la gloire de l'Empereur. Napoléon se souvient des Templiers , une pièce de Raynouard qu'il avait vue à Paris.
« Dans l'histoire moderne, écrit-il à Fouché, le ressort tragique qu'il faut employer, ce n'est pas la fatalité ou la vengeance des dieux, mais - l'expression lui revient - “la nature des choses”. C'est la politique qui conduit à des catastrophes sans des crimes réels. M. Raynouard a manqué cela dans Les Templiers . S'il eût suivi ce principe, Philippe le Bel aurait joué un beau rôle ; on l'eût plaint et on eût compris qu'il ne pouvait faire autrement. »
Lui, Napoléon, peut-il faire autrement que de continuer la guerre ? Qui le comprend ?
Il parcourt des dépêches. Tout à coup, il sursaute.
Sans commentaire, Fouché rapporte une nouvelle parvenue, dit-il simplement, au ministre de la Police générale, et qui doit intéresser l'Empereur.
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