Il a pensé cela et il ressent le désir de commencer quelque chose de neuf, d'autre, qui l'arrache à ce passé, à cette vieille femme à laquelle il est attaché mais qui incarne le temps des origines, qui rappelle tant de blessures.
Dès qu'il arrive au Zamek, le château royal, Napoléon, tout en parcourant les galeries, les salles du palais décorées de grands panneaux peints par Lebrun, Pillement, indique à Duroc qu'il veut durant son séjour à Varsovie recevoir toute la noblesse polonaise. Il veut qu'on organise une vie de cour : concert deux fois par semaine, réceptions, dîners, parade militaire tous les jours devant le palais, sur la place de Saxe.
Il s'arrête devant un tableau de Boucher.
- Je veux tout savoir d'elle, dit-il.
Il attend, s'interrompant de dicter ou d'examiner les cartes à chaque fois qu'il entend un pas. Voici Duroc, enfin.
Elle se nomme Marie Walewska. Son mari, Anastase Colonna Walewski, est riche, noble, apparenté aux Colonna de Rome.
- Vieux, très vieux, dit Duroc.
La famille de Marie, née Laczinska, a voulu ce mariage avec le châtelain fortuné et veuf. Mais vieux, très vieux.
Napoléon a un mouvement de mépris et d'impatience. Qu'elle soit invitée, dit-il. Puis il se penche à nouveau sur les cartes, comme s'il n'était préoccupé que de prévoir le mouvement des troupes vers le nord.
Il plante des épingles sur des villes proches de la Baltique, Eylau, Friedland, Königsberg et Tilsit. C'est là, entre ces villes et ces fleuves, la Vistule, la Passarge, le Niémen, que se jouera la dernière partie de cette campagne.
Elle est venue enfin au palais de Blacha où se trouve réunie en l'honneur de Napoléon toute la noblesse polonaise. Il la voit vêtue d'une longue robe blanche, et il devine aux regards qui pèsent sur elle et sur lui, quand il s'approche, qu'ils savent déjà tous. Mais que lui importe !
Il murmure quand il s'arrête devant elle :
- Le blanc sur le blanc ne va pas, madame.
Il marmonne des reproches. Il la sent affolée, réticente. Elle a refusé de participer au bal. Il aurait voulu la voir danser. Elle ne dit pas un mot. Et il ne supporte pas qu'elle se dérobe ainsi.
Avant même que la soirée soit terminée, il écrit d'une plume rageuse, avec ses lettres appuyées, noires :
« Je n'ai vu que vous, je n'ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l'ardeur de
« N. »
Il attend. Quelle femme lui a jamais résisté ? Elles ont voulu souvent se faire désirer pour que leur valeur monte. Elle est peut-être l'une de ces « créatures » - là ? Le soupçon l'effleure. Mais il a presque honte de le formuler. Alors il convoque Duroc, le presse. Il n'est pas d'affaire plus urgente.
Il essaie de ne pas penser à cette Marie Walewska, contre laquelle il a des bouffées de colère. Il se plonge dans ses tâches quotidiennes, met en garde le maréchal Ney qui s'avance trop au nord, risque d'offrir son flanc aux troupes russes. Ce sont elles qu'il faut encercler.
Souvent il s'arrête, fait quelques pas, prise comme à son habitude.
Cette femme-là, il ne peut s'empêcher de penser à elle à nouveau, comme si elle était cet élément de surprise excitante dont il a besoin.
Car tout le reste lui semble connu. Même la guerre qu'il mène, même les souverains qu'il affronte.
« Votre tante, la reine de Prusse, s'est si mal comportée ! écrit-il à Augusta, la fille du roi de Bavière, l'épouse d'Eugène de Beauharnais. Mais elle est aujourd'hui si malheureuse qu'il n'en faut plus parler. Annoncez-moi bientôt que nous avons un gros garçon et, si vous donnez une fille, qu'elle soit aussi aimable et bonne que vous. »
Il n'y peut rien si cette idée de naissance le hante depuis qu'il sait qu'il peut procréer.
Mais alors, Joséphine...
Elle est toujours à Mayence. Elle écrit presque chaque jour. Elle se lamente. Elle veut le rejoindre. A-t-elle deviné ce qu'il ressent ? Savait-elle depuis longtemps qu'Éléonore Denuelle était enceinte et voulait-elle être auprès de lui quand il apprendrait la nouvelle ?
Il la croit capable de cela.
« J'ai reçu ta lettre, mon amie, lui écrit-il le 3 janvier 1807. Ta douleur me touche ; mais il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu'à Varsovie ; il faut donc que les événements me permettent de me rendre à Berlin pour que je t'écrive d'y venir... Mais j'ai bien des choses à régler ici. Je serais assez de l'opinion que tu retournasses à Paris où tu es nécessaire... Je me porte bien ; il fait mauvais. Je t'aime de cœur.
« Napoléon »
Est-ce mentir que de ne dire qu'une face des choses ?
Il se sent attaché à Joséphine par les mille liens de la mémoire, mais cette complicité est devenue une vieille habitude. Joséphine est dans un coin de son cœur. Elle ne l'occupe pas tout entier, corps et âme. Elle le gêne, même. Elle représente un obstacle. Il est envahi par le désir de cette femme, Marie, qui semble inaccessible.
« Vous ai-je déplu, Madame ? lui écrit-il le 4 janvier. J'avais cependant le droit d'espérer le contraire. Me suis-je trompé ? Votre empressement s'est ralenti tandis que le mien augmente. Vous m'ôtez le repos ! Oh, donnez un peu de joie, de bonheur à un pauvre cœur tout prêt à vous admirer. Est-il si difficile d'envoyer une réponse ? Vous m'en devez deux.
« N. »
Cette impatience en lui se transforme en colère dans l'attente de ces réponses qui ne viennent pas.
Il rabroue Constant qui, le matin, essaie de faire sa toilette, de l'aider à s'habiller. Il va d'un bout de la pièce à l'autre, s'assoit, la main de Constant qui le touche lui est insupportable et il se lève à nouveau.
Il se souvient que deux de ses aides de camp se sont montrés empressés auprès de Marie Walewska lors de la soirée au palais de Blacha. Il convoque Berthier, ordonne que ces deux officiers soient mutés loin de Varsovie : Bertrand, à Breslau, que les troupes commandées par Jérôme Bonaparte viennent de prendre ; et Louis de Périgord, au front, dans l'une des unités qui poursuivent les Russes sur la rivière Passarge.
Il n'accepte pas l'idée que Marie Walewska puisse lui préférer un autre homme ou bien qu'elle se refuse à lui.
Lorsque enfin il la voit s'avancer lors d'un dîner qu'il offre au palais royal, il s'approche d'elle, dit d'un ton brusque :
- Avec des yeux si doux, on se laisse fléchir, on ne se plaît pas à torturer, ou l'on est la plus coquette, la plus cruelle des femmes.
Pourquoi ne répond-elle pas ?
Il ne peut admettre ce silence. Il doit agir, écrire au moins. Toute sa volonté est tendue comme si sa vie même était en jeu. Mettre toute son énergie dans chaque défi qu'il veut relever, c'est cela qu'il appelle vivre.
Il ne joue pas. Jamais. Il est complètement dans ce qu'il fait, dans ce qu'il écrit.
« Il y a des moments où trop d'élévation pèse, et c'est ce que j'éprouve, commence-t-il. Comment satisfaire le besoin d'un cœur épris qui voudrait s'élancer à vos pieds et qui se trouve arrêté par le poids de hautes considérations paralysant le plus vif des désirs ? »
Tout à coup il se sent désarmé.
« Oh ! si vous vouliez !.. reprend-il. Il n'y a que vous seule qui puissiez lever les obstacles qui nous séparent. Mon ami Duroc vous en facilitera les moyens. Oh ! venez ! venez ! Tous vos désirs seront remplis. »
Il hésite. Elle est patriote, lui a-t-on répété. Il faut qu'elle se souvienne de qui il est, de ce qu'il peut. Il écrit :
« Votre patrie me sera plus chère quand vous aurez pitié de mon pauvre cœur.
« N. »
Il sait que tout ce qui compte à Varsovie la pousse vers lui. Peu importent les moyens. Il faut qu'elle vienne. Il la veut.
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