Il descend de cheval. Les rescapés des charges se regroupent. Les corps des hommes et des chevaux abattus se sont amoncelés au-delà du pont.
Hoff est un point stratégique. Il commande la route d'Eylau et de Königsberg. Et c'est pour cela que Bennigsen résiste, organise une contre-attaque. Si Hoff tombe, il devra cesser de fuir, accepter la bataille. Enfin.
Napoléon lance un ordre à un aide de camp. Que les cuirassiers du général d'Hautpoul chargent.
Il les voit passer, énormes, serrés dans leurs gilets de fer, avec un casque surmonté d'une houppette et d'une crinière noire. Leurs lourds chevaux à l'énorme poitrail dévalent la pente. Ils s'élancent, le pont tremble, la terre résonne. La mitraille russe les décime mais ils continuent, enfoncent les lignes.
Les bataillons russes s'égaillent dans le bois. Hoff tombe. La route d'Eylau est ouverte. C'est à Eylau qu'on se battra.
D'Hautpoul vient rendre compte, cavalier qui domine Napoléon de sa haute taille.
Napoléon l'embrasse devant les troupes.
- Pour me montrer digne d'un tel honneur, lance d'Hautpoul, il faut que je me fasse tuer pour Votre Majesté.
Napoléon fixe d'Hautpoul.
Cet homme est à moi. Et je dois être digne de lui. Son sacrifice à ma personne est un devoir de victoire et de grandeur dont il me charge .
D'Hautpoul me donne tout de sa vie .
Comme tous ces cavaliers vers lesquels d'Hautpoul se tourne pour clamer :
- Soldats, l'Empereur est content de vous. Il m'a embrassé pour vous tous. Et moi, soldats, moi, d'Hautpoul, je suis si content de mes terribles cuirassiers que je vous baise à tous le cul.
Des vivats résonnent dans le ravin rempli de morts.
C'est la loi de la vie. Jusqu'à aujourd'hui.
Il fait nuit. Le froid est intense. Napoléon va et vient autour d'un brasier allumé par les soldats de sa Garde. Il a les mains derrière le dos. Il vient de traverser Hoff, conquis. Les rues étaient jonchées de morts, les maisons pleines de blessés.
Il murmure :
- La guerre est un anachronisme. Les victoires s'accompliront un jour sans canons et sans baïonnettes.
Il s'assoupit quelques minutes, assis au bord du feu, puis il donne l'ordre d'avancer vers Eylau.
Le jour se lève, clair. Le froid est vif, mais le soleil luit.
Il parcourt le plateau de Ziegelhof, regarde autour de lui, ordonne d'établir son bivouac. La Garde va camper tout autour.
Il prend une prise, parle calmement.
- On me propose d'enlever Eylau ce soir, dit-il au maréchal Augereau, mais, outre que je n'aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l'arrivée de Davout qui est mon aile droite, et de Ney qui est mon aile gauche.
Il dévisage les membres de son état-major.
- Je vais donc les attendre jusqu'à demain matin sur ce plateau, qui, garni d'artillerie, offre à notre infanterie une excellente position.
Il pense à Iéna, au plateau du Landgrafenberg.
- Puis, reprend-il, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l'ennemi.
Tout à coup, en contrebas, vers Eylau, le bruit d'une fusillade s'amplifie.
La ville s'embrase de toutes parts. Un officier arrive, explique que les fourriers de l'Empereur, avec les caissons et les bagages, sont entrés dans Eylau, se sont installés dans la maison de poste aux chevaux, pensant la ville conquise. Ils ont commencé à préparer le cantonnement de l'Empereur, à faire la cuisine, quand ils ont été attaqués par les Russes. Les troupes du maréchal Soult sont intervenues pour les défendre et les Russes ont contre-attaque. La bataille est générale.
- Il faut aller au feu, dit Napoléon.
Un chef doit encourager les troupes par sa présence. Il monte à cheval, abandonne le bivouac, va s'installer dans la maison de la poste d'Eylau. La Garde l'entoure. Les boulets russes commencent à tomber. C'est la nuit du 7 février 1807.
Le temps change. Le ciel est couvert. Le dimanche 8 février, à 8 heures, les Russes lancent une nouvelle attaque. On se bat dans le cimetière d'Eylau. La neige, brusquement, tombe en rafales épaisses poussées par le vent du nord, qui prend les Français de face.
Napoléon ne bouge pas. Il voit les hommes s'abattre par centaines. Les chevaux morts s'entassent sur les blessés et les cadavres. Les caissons d'artillerie, les charges de cavalerie écrasent les vivants et les morts. Les canons se déchaînent, la terre tremble.
Il faut, il doit lancer les hommes dans cette tourmente. Il voit, devant lui, les troupes d'Augereau disparaître dans la neige, aveuglées.
Tout à coup, une éclaircie. Napoléon se hisse sur un caisson. Il découvre tout le champ de bataille. Des morts à l'infini, du sang qui rougit la neige.
On dépose, aux pieds de Napoléon, Augereau blessé, désespéré. Il ne reste, de ses régiments hachés par la mitraille russe, que quelques hommes.
Il faut garder l'esprit déterminé, ne pas se laisser entamer par la gangrène du désespoir.
Napoléon appelle Murat.
- Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ? lance-t-il.
Murat donne des éperons. Les escadrons s'ébranlent. La terre tremble encore. Ils sont plus de quatre-vingts escadrons, chasseurs, dragons cuirassiers, à charger. L'attaque russe est stoppée.
Mais où sont les fantassins de Ney ?
Il faut tenir, attendre, refuser de faire donner la Garde.
Napoléon continue d'être debout dans le cimetière aux tombes retournées par les boulets et où les squelettes se mêlent aux soldats morts.
Il entend les cris de milliers de grenadiers russes qui montent à l'assaut.
Ne pas bouger. Rejeter d'un regard dédaigneux le cheval que Caulaincourt lui présente afin de lui permettre de s'éloigner.
D'une voix calme, il ordonne que le général Dorsenne place un bataillon de la Garde à cinquante pas devant lui. Et il attend que l'assaut russe vienne.
Dorsenne crie :
- Grenadiers, l'arme au bras ! La vieille Garde ne se bat qu'à la baïonnette !
Napoléon est resté les bras croisés, attendant que l'assaut russe soit brisé.
Un aide de camp qui a réussi à franchir le barrage de feu lui annonce qu'une colonne prussienne, celle de Lestocq, vient d'arriver sur le champ de bataille, qu'elle attaque déjà le maréchal Davout.
Ne rien laisser paraître de ce coup que l'on reçoit. Se tourner vers Jomini, ce Suisse féru de stratégie qui sert à l'état-major de Ney et que Napoléon s'est attaché. Il faut analyser calmement la situation, tout prévoir, même de se retirer.
- La journée a été rude, commence Napoléon. Je ne comptais l'engager qu'au milieu de la journée, n'ayant pas tous les corps sous la main, ce qui a occasionné des pertes d'hommes mémorables. Ney ne vient pas. Bernadotte est à deux marches en arrière. Eux seuls ont leurs troupes et leurs munitions intactes...
Napoléon regarde autour de lui. Les morts forment des buttes sombres que peu à peu la neige recouvre. Il baisse la voix.
- Si l'ennemi ne se retire pas à la nuit tombante, nous partirons à 10 heures du soir. Grouchy, avec deux divisions de dragons, formera l'arrière-garde, vous serez avec lui ; vous ferez des patrouilles, vous me rendrez compte promptement de ce que fait l'ennemi... Silence absolu sur cette mission.
Napoléon fait quelques pas, puis se tourne vers Jomini.
- Revenez ce soir à 8 heures chez moi recevoir votre dernière instruction. Peut-être y aura-t-il quelques changements.
Il attend encore. La nuit tombe. Quand les tirs s'espacent pour quelques minutes, il entend les cris des blessés et voit les ombres des maraudeurs qui, au risque de leur vie, fouillent les cadavres et les déshabillent.
La fatigue commence à l'écraser. Tout à coup une fusillade nourrie éclate au loin sur la gauche.
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