C'est maintenant Davout qui s'avance, qui répète que son sang appartient à l'Empereur. « Je le verserai avec plaisir dans toutes les occasions et ma récompense sera de mériter votre estime et votre bienveillance. »
Il reçoit ces mots comme des trophées. N'est-ce pas justice qu'on l'admire, qu'on l'aime ? N'a-t-il pas conçu cette victoire ? À 5 heures du soir, ce 16 octobre, à Weimar, il écrit à nouveau à Joséphine. « M. Talleyrand t'aura montré le bulletin, ma bonne amie ; tu y auras vu mes succès. Tout a été comme je l'avais calculé et jamais une armée n'a été plus battue et plus entièrement perdue. »
Il avait prévu cela. Et il est le seul à posséder ce talent, ce génie.
« Il me reste à te dire, poursuit-il, que je me porte bien, et que la fatigue, le bivouac, les veilles m'ont engraissé.
« Adieu, ma bonne amie, mille choses aimables à Hortense, au grand Napoléon.
« Tout à toi.
« Napoléon »
- Il faut les poursuivre l'épée dans les reins, dit-il dès qu'il retrouve ses maréchaux.
Il s'installe à Halle, gagne Wittenberg où il reçoit Lucchesini, l'envoyé du roi de Prusse, pour négocier.
- Le roi me paraît tout à fait décidé à s'arranger, dit Napoléon à Berthier, mais cela ne m'empêchera pas d'aller à Berlin, où je pense que je serai dans quatre ou cinq jours.
Ils ont voulu la guerre ! Qu'ils paient. C'est la loi du vainqueur. Il faut qu'ils la subissent .
Cent cinquante millions de francs de contribution pour les États allemands. Fermeture de l'université de Halle. « S'il se trouve demain des étudiants en ville, ils seront mis en prison pour prévenir le résultat du mauvais esprit qu'on a inculqué à cette jeunesse. »
Il interpelle le général Savary. Se souvient-il de la bataille de Rossbach, là où Frédéric II, en 1757, défit de manière éclatante l'armée française de Soubise ?
- Vous devez trouver à une demi-lieue d'ici la colonne que les Prussiens ont élevée en mémoire à cet événement.
Au pied du monument que Savary a découvert dans un champ de blé, Napoléon reste longuement à lire les inscriptions qui célèbrent la gloire de Frédéric II.
Je suis là. Quarante-neuf ans sont passés, et j'efface la défaite française et la victoire du grand Frédéric .
Il donne à Berthier ses consignes.
- Beaucoup de formes, beaucoup de procédés, beaucoup d'honnêteté, mais en réalité s'emparer de tout, surtout des moyens de guerre...
C'est la loi du vainqueur.
Il quitte Wittenberg, mais sur la route une averse de grêle l'oblige à se réfugier dans une maison de chasse. Les pièces sont obscures. L'orage tonne. Il fait froid. Le feu tire mal, enfume les pièces. Tout à coup, une voix. Une femme s'avance vers Napoléon, qui est entouré de ses officiers. Elle est égyptienne, veuve d'un officier français de l'armée d'Égypte. Elle s'incline. L'Empereur l'écoute, lui accorde une pension pour elle et son enfant.
Puis il s'isole devant la fenêtre.
Il y a si peu d'années entre l'Égypte et cette Saxe - à peine huit années ! Et cependant c'est comme si l'époque où il bivouaquait au pied des pyramides appartenait à une autre vie ! Tant de choses depuis. Et cette femme si jeune, qui fait resurgir le passé.
Il a soudain le sentiment d'être étranger à sa propre vie, de la voir se dérouler en dehors de lui comme s'il en était à la fois l'acteur et le spectateur.
Il reste longuement ainsi, attendant la fin de l'orage. Il se retourne. Il voit l'Égyptienne qui le contemple.
Rien n'est impossible. Le plus extraordinaire peut survenir. Il est ici. Demain il sera à Potsdam, dans le château de Sans-Souci, la résidence royale du grand Frédéric, ce souverain dont, jeune lieutenant, il admirait le génie et dont la gloire le fascinait.
Le vendredi 24 octobre 1806, il entre dans la cour du château de Sans-Souci. Il marche à pas lents, les mains derrière le dos, puis il se fait conduire à l'appartement de Frédéric II.
C'était donc ici.
Il ouvre les livres, dont beaucoup sont français. Il s'attarde aux notes écrites dans les marges.
Le souverain, comme lui, griffonnait sur ses ouvrages.
Napoléon fait le tour des pièces, descend sur la terrasse, regarde la plaine sablonneuse où le créateur de l'armée prussienne passait ses troupes en revue. Napoléon rentre dans l'appartement, prend l'épée, la ceinture et le grand cordon du roi. Il désigne les drapeaux de la Garde royale, ceux de la bataille de Rossbach.
- Je les donnerai au gouverneur des Invalides, qui les gardera comme témoignage des victoires de la Grande Armée et de la vengeance qu'elle a tirée des désastres de Rossbach.
Peut-être n'a-t-il jamais éprouvé de plus grande satisfaction, peut-être ne s'est-il jamais autant qu'à cet instant senti l'Empereur des rois, le conquérant.
Il choisit de dormir dans l'appartement qu'avait occupé, en novembre 1805, le tsar Alexandre.
Il regarde depuis la fenêtre les soldats de la garde impériale qui bivouaquent sous les arbres du parc. Le ciel est limpide. Il le fixe longuement. Il se souvient des nuits étoilées d'Égypte, des pyramides. Il est envahi par une sorte d'ivresse.
Il appelle Caulaincourt. Demain il passera en revue la garde impériale, dit-il. Puis, avant de s'endormir, il songe que « le plus grand péril se trouve au moment de la victoire », quand on se laisse griser, qu'on oublie qu'une fois un ennemi terrassé d'autres surgissent. Il y a la Russie, l'Angleterre, l'Autriche, même.
Dès demain il se préoccupera de renforcer l'armée, de préparer un décret pour lever la conscription de 1807, de faire diriger vers les unités des élèves de Polytechnique et de Saint-Cyr, de demander à Eugène et à Joseph d'envoyer des régiments d'Italie, de Naples. La guerre est dévoreuse d'hommes.
Il dit, le lendemain matin, en passant la revue de sa Garde, qu'« il faut que cette guerre soit la dernière », mais, lorsqu'il dicte sa proclamation aux troupes, il conclut : « Soldats, les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons à leur rencontre, nous leur épargnerons la moitié du chemin. Ils trouveront Austerlitz au milieu de la Prusse... Nos routes et nos frontières sont remplies de conscrits qui brûlent de marcher sur nos traces... »
Il se doit de prononcer ces paroles, puisque en effet les Russes avancent et qu'il faudra encore se battre.
Le matin du dimanche 26 octobre, il se dirige lentement vers la petite église de Potsdam où se trouve le tombeau de Frédéric II. Il s'arrête devant le cercueil cerclé de cuivre. Duroc, Berthier, Ségur, quelques officiers se tiennent derrière lui.
Il oublie ceux qui l'entourent.
Il communie avec ces hommes qui, tel Frédéric II, constituent la grande chaîne des conquérants, ceux que Plutarque, dont il fut le lecteur, appelle Les Hommes illustres .
Il est l'un d'eux. Leur vainqueur en ce siècle.
Il reste longtemps immobile devant le tombeau.
Pendant que les troupes de Davout entrent le 26 octobre 1806 dans Berlin, que celles de Murat marchent vers Stettin, Napoléon, après avoir reçu des mains du prince Hatzfeld les clés de Berlin, se dirige vers le château de Charlottenburg, dans les environs de la capitale de la Prusse.
La pluie tombe. Les chemins sont détrempés. Il s'égare, perd son escorte, se retrouve seul dans la campagne battue par l'averse.
Devant la porte du château, il aperçoit Ségur qui tente en vain d'ouvrir la porte.
- Pourquoi n'avez-vous disposé aucune troupe sur mon passage ? crie-t-il. Pourquoi êtes-vous sans aucune garde ?
La porte cède enfin. Le château est vide. Napoléon découvre les appartements de la reine Louise, et, dans une coiffeuse, les lettres de la souveraine.
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