Lannes raconte comment le maréchal des logis Guindey a d'un coup de pointe tué le prince Louis de Prusse qui, refusant de se rendre, a donné un coup de sabre au Français.
- C'est une punition du ciel, lance Napoléon, car c'est le véritable auteur de la guerre.
Puis il dicte ses directives : « L'art est aujourd'hui d'attaquer tout ce qu'on rencontre, afin de battre l'ennemi en détail pendant qu'il se réunit... Attaquez hardiment tout ce qui est en marche... Inondez avec votre cavalerie toute la plaine de Leipzig. »
Il est 4 heures du matin ce dimanche 12 octobre 1806. Il sort dans la nuit. Il éprouve un sentiment de joie et de puissance. « Je ne me suis trompé sur rien », murmure-t-il. Tout ce qu'il avait calculé il y a deux mois à Paris se réalise « marche pour marche, presque événement par événement ».
Il décide de se rendre à Gera, plus loin, afin de se rapprocher encore de ce qui sera le champ de la bataille décisive.
Dès qu'il y arrive, il écrit à Joséphine. C'était déjà le lundi 13 octobre, à 2 heures du matin.
« Je suis aujourd'hui à Gera, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu, en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse, que je plains personnellement parce qu'il est bon. La reine est à Erfurt avec le roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille ; j'ai déjà engraissé depuis mon départ ; cependant je fais, de ma personne, vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à 8 heures et suis levé à minuit, je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée.
« Tout à toi,
« Napoléon »
Il appelle le général Clarke, son secrétaire de cabinet, lui pince l'oreille, fait quelques pas.
- Je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin, dit-il. Les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick, auquel on accorde des talents, dirige d'une manière aussi ridicule les opérations de cette armée !
Il donne une tape amicale à Clarke.
- Clarke, dans un mois vous serez gouverneur de Berlin et l'on vous citera comme ayant été dans la même année, et entre deux guerres différentes, gouverneur de Vienne et de Berlin !
Il s'éloigne et lance :
- Je monte à cheval pour me rendre à Iéna.
Il arrive dans la ville au début de l'après-midi. Des quartiers brûlent. Les rues sont pleines de troupes. La Garde à pied entoure l'Empereur qui fait halte sous les tilleuls de la Grossherzogliche Schloss. Il appelle les aides de camp : il montre la hauteur qui domine la ville et qui semble inaccessible. C'est le Landgrafenberg, dont les pentes, couvertes de vigne, ne comportent que quelques sentiers étroits. On ne peut atteindre le sommet à cheval, expliquent les officiers. L'artillerie ne peut accéder au sommet.
Napoléon écoute. Un officier du maréchal Augereau, dont les troupes occupent Iéna, lui rapporte que les armées prussiennes ont quitté Weimar dans la nuit, en deux colonnes : l'une vers Nauenbourg, au nord d'Iéna, sous les ordres de Brunswick ; l'autre, qui avance vers Iéna, est commandée par le prince Hohenlohe.
Ces troupes sont donc au-delà du Landgrafenberg, à l'abri, imaginent-elles, de cette montagne infranchissable.
Napoléon s'impatiente, se rend au château ducal qui domine la ville. Il traverse les salles, les yeux toujours tournés vers le Landgrafenberg. La pente abrupte apparaît, vue du château, presque verticale, et la fumée des incendies ainsi que la brume du soir commencent à l'envelopper.
Des éclats de voix. Napoléon se retourne. Des officiers accompagnent un prêtre qui paraît exalté. Il maudit les Prussiens qui sont responsables de l'incendie de la ville et de la guerre. Il connaît, dit-il, un sentier dans les vignes qui permet d'atteindre le sommet du Landgrafenberg.
Napoléon félicite le prêtre. Il a la conviction que le destin lui fait un signe.
Il entraîne le maréchal Lannes et son état-major dans les vignes.
Le sentier est escarpé, étroit, d'une pente raide comme le toit d'une maison, lance un grenadier de la Garde qui accompagne les officiers. Mais, arrivé au sommet, Napoléon découvre un petit plateau rocailleux qui domine la plaine de Weimar où l'on aperçoit les feux de camp de l'armée prussienne.
Napoléon fait quelques pas. C'est là, sur ce plateau, qu'il concentrera ses troupes. Tout, canons compris, doit rejoindre le sommet du Landgrafenberg.
En redescendant à grands pas vers la ville alors que la nuit tombe, Napoléon donne ses ordres. Les bataillons travailleront à tour de rôle pendant une heure pour élargir le sentier. Qu'on distribue à chaque soldat des outils de pionnier. Puis ils gagneront le plateau, laissant la place à d'autres, et cela jusqu'à ce que les corps de Lannes, Soult, Augereau et la Garde à pied du maréchal Lefebvre aient pris position sur le plateau.
Il s'arrête plusieurs fois. Il faudra creuser là, ici, indique-t-il.
L'artillerie, avec ses caissons, doit passer, elle aussi. Il regarde les officiers qui l'entourent. Ils baissent les yeux. Ils approuvent.
Il descend seul, laissant son état-major prendre les dispositions pour mettre en œuvre ses ordres. Il fait nuit. Des sentinelles françaises situées aux abords de la ville ouvrent le feu sur lui. Il continue d'avancer, indifférent, comme s'il était sûr de ne pas pouvoir être atteint. Et il se sent en effet invulnérable, protégé, conduit à la victoire.
Il ne restera pas au château. Il veut que son bivouac soit établi sur le Landgrafenberg, afin de coucher au milieu de ses soldats.
Il s'attarde à regarder ses cartes, puis il gagne son bivouac.
Ses maréchaux l'attendent pour le dîner auquel il les a conviés. Un petit feu brûle dans un foyer creusé dans la terre. L'ordre est de ne faire que trois feux par compagnie de deux cent vingt hommes. Et Napoléon s'est plié à la consigne. Mais la table est mise dans la cabane qu'ont aménagée les grenadiers avec des paillassons pour toiture. Le lit de fer est installé, avec les malles, les lampes à huile, quelques livres et les cartes sur une autre table.
Roustam sert du vin d'Iéna pour accompagner les pommes de terre au beurre et les viandes froides. Puis, un à un, les maréchaux s'endorment, écrasés de fatigue, autour de l'Empereur qui semble sommeiller.
Il se réveille. Tout le monde dort. Il sort. L'obscurité, à quelques étincelles près, est totale. Les soldats ont caché leurs feux. L'ennemi est proche. L'espace sur le plateau est si réduit que l'on ne peut faire un pas sans toucher un homme.
Napoléon avance à pas lents, reste debout dans la nuit, près des bivouacs des grenadiers.
Il aime se mêler ainsi, sans être reconnu, à ses soldats. Il aime être l'Empereur, seul, incognito. Il écoute les plaisanteries, les récits. Il aime aussi qu'on le reconnaisse tout à coup, qu'on se trouble, qu'on le salue avec déférence et vénération. Il s'éloigne alors.
Caulaincourt le rejoint, le presse de rentrer à son bivouac. Il y a danger à rester ainsi exposé au feu, seul. Mais Napoléon ne rentre pas à son bivouac. Il veut tout voir, tout revoir.
À la guerre, il le sait, on ne délègue pas. « Le chef seul comprend l'importance de certaines choses ; et il peut seul, par sa volonté et ses lumières supérieures, vaincre et surmonter toutes les difficultés. »
Il marche dans l'obscurité. Où sont les pièces de canon ? demande-t-il. Les hommes sont entassés sur le plateau, mais il ne distingue aucun caisson d'artillerie. Il se précipite. Ce sont les circonstances imprévues qui décident souvent du sort d'une bataille.
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