Au bas de la pente du Landgrafenberg, il aperçoit toute l'artillerie du maréchal Lannes bloquée dans une ravine trop étroite. Les fusées des essieux sont coincées entre les rochers. Il y a là près de deux cents voitures immobilisées.
La colère le submerge. Où est le général commandant ce corps ? On ne le trouve pas. Napoléon s'avance, se fait donner un falot, éclaire les parois, puis, d'une voix calme et claire, il ordonne qu'on distribue les outils, qu'on attaque la roche. Et, cependant que les artilleurs commencent à frapper la pierre, il tient la torche, va de l'un à l'autre, ne quitte la ravine que lorsque la première voiture s'ébranle, suivie par une pièce d'artillerie attelée à douze chevaux.
Il est calme lorsqu'il regagne son bivouac. Les grenadiers qu'il croise reviennent d'Iéna, où on les a autorisés à aller chercher des vivres. Ils ont trouvé du vin en abondance. Il les entend trinquer « à la santé du roi de Prusse ». Mais ils le font à mi-voix. L'ennemi est proche, ne se doutant pas de cette masse d'hommes concentrée sur ce plateau réputé inaccessible.
Napoléon regarde une dernière fois les cartes, distribue les consignes. Il donnera lui-même le signal de l'attaque qui aura lieu au lever du jour.
À minuit, il entre dans sa tente. Il est serein. Il ferme les yeux. Il s'endort.
À 3 heures du matin, il est debout. Le sol est recouvert par une gelée blanche. Le brouillard épais recouvre les collines, les vallées et le plateau. À 6 heures, le jour n'est pas encore levé.
Il est plus sûr de lui qu'à Austerlitz. Il passe à cheval devant les lignes, lance quelques mots aux soldats qui crient « marchons, marchons », « en avant ».
Napoléon tire sur les rênes, s'arrête.
- Qu'est-ce ? lance-t-il. Ça ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui peut vouloir préjuger de ce que je dois faire ! Qu'il attende qu'il ait commandé dans trente batailles rangées, avant de prétendre donner des avis ?
Il galope. Il est partout, sous le feu des canons prussiens qui ont commencé à tirer dès 6 heures du matin. Mais le prince de Hohenlohe n'imagine pas que les Français sont si proches de ses lignes, sur le Landgrafenberg, et les boulets de ses canonniers s'en vont frapper loin à l'arrière.
Mais ils sifflent au-dessus de Napoléon, comme bientôt les balles, quand, vers 9 heures, l'attaque se déclenche partout.
Il ne craint pas pour sa vie, tant de fois exposée. Il voit les hommes s'abattre autour de lui. Les soldats prussiens avancent en lignes serrées, comme des automates qui tout à coup tombent, désarticulés. Des blessés hurlent : « Vive l'Empereur ! » Il les regarde à peine. Il sait, depuis les premiers hommes qu'il a vus mourir autour de lui, que « celui qui ne voit pas d'un œil sec un champ de bataille fait tuer des hommes bien inutilement ».
Il a l'œil sec.
Il observe ces centaines de milliers d'hommes, ces sept cents pièces de canons qui sèment partout la mort. Il jouit de ce qui est pour lui l'un des « spectacles rares dans l'histoire ». Il voit les colonnes précédées de tirailleurs s'avancer, musique en tête, comme à la parade.
À 2 heures de l'après-midi, le sort de la bataille est joué. L'armée prussienne n'est plus qu'un fleuve de fuyards qui coule vers Weimar.
Napoléon se tient à cheval sur le plateau jusqu'à 3 heures. Il écoute les rapports des aides de camp. Des boulets tombent au milieu de l'état-major.
- Il est inutile de se faire tuer à la fin d'une victoire, dit Napoléon à Ségur, qui vient d'apporter un message du maréchal Lannes. Mettons pied à terre.
Il rentre à Iéna. La ville est éclairée par les incendies qu'ont allumés les boulets prussiens. Il passe devant l'église. Il entend les cris des blessés qui sont entassés dans le bâtiment mais dont le nombre est si grand qu'ils sont là, sanglants, sur le parvis, dans les rues.
Il a l'œil sec.
Il dort quelques minutes dans une auberge où Caulaincourt a fait installer le lit au coin d'une vaste salle, mais les aides de camp le réveillent. Ségur rapporte que la reine de Prusse a failli être capturée. Napoléon se lève.
- C'est elle qui est la cause de la guerre, dit-il.
Puis un aide de camp lui indique que Davout a remporté à Auerstedt une victoire totale sur les Prussiens commandés par le roi Frédéric-Guillaume et le duc de Brunswick. Ce dernier a été grièvement blessé.
Napoléon s'enquiert des conditions de la bataille. Il devient sombre. Il devine que Bernadotte, loin d'aider Davout comme il l'aurait dû, n'a pas participé au combat.
- Ce Gascon n'en fera jamais d'autres ! s'exclame Napoléon.
Il marche dans la salle. Il faudrait faire fusiller Bernadotte. Mais c'est le mari de Désirée Clary, le beau-frère de Joseph.
Il dicte une lettre à Bernadotte : « Je n'ai pas l'habitude de récriminer sur le passé puisqu'il est sans remède. Mais votre corps d'armée ne s'est pas trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu être très funeste... Tout cela est certainement très malheureux. »
Petitesse des hommes. Bernadotte n'a pas voulu favoriser la victoire de Davout, qui mérite d'être fait duc d'Auerstedt. Je me souviendrai de ces deux hommes-là .
Il est 3 heures du matin le 15 octobre. Napoléon s'assied et, sur le rebord d'une caisse, à la lueur d'un lumignon, il écrit à Joséphine.
« Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient cent cinquante mille hommes, j'ai fait vingt mille prisonniers, pris cent pièces de canons et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse. J'ai manqué de le prendre ainsi que la reine.
« Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille.
« Adieu, ma bonne amie ; porte-toi bien et aime-moi.
« Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu'à Napoléon et au petit1.
« Napoléon »
Il sort dans les rues d'Iéna, monte dans une calèche découverte.
Qu'on le conduise à Weimar.
La route est encombrée de troupes. Les champs sur les bas-côtés sont couverts de morts et de blessés. Il dit à Berthier qu'« il faut donner tête baissée sur tout ce qui voudra résister ».
Il se penche, fait arrêter la voiture, descend, s'approche d'un groupe de blessés. Ils sont couverts de sang. Certains se redressent, crient d'une voix étouffée : « Vive l'Empereur ! »
Il s'enquiert de leurs noms, de leur unité. Il leur fera donner des Légions d'honneur.
Il s'éloigne, remonte dans la calèche.
- Vaincre n'est rien, murmure-t-il, il faut profiter du succès.
À Weimar, il s'installe pour quelques heures dans le palais ducal.
Il est heureux. On annonce l'arrivée d'un envoyé du roi de Prusse, un aide de camp qui réclame un armistice.
Napoléon l'écoute, répond : « Toute suspension d'armes qui donnerait le temps d'arriver aux armées russes serait trop contraire à mes intérêts pour que, quel que soit le désir que j'ai d'épargner des maux et des victimes à l'humanité, je puisse y souscrire. Mais je ne crains point les armées russes, ce n'est plus qu'un nuage ; je les ai vues la campagne passée. Mais Votre Majesté aura à s'en plaindre plus que moi... »
Les Russes ! Il se sent plus que jamais invincible, si sûr de lui, si confiant dans son intuition. Le maréchal Lannes lui écrit que les soldats, en écoutant sa proclamation qui célèbre les victoires d'Iéna et d'Auerstedt, ont crié : « Vive l'Empereur d'Occident ! » « Il est impossible de dire à Votre Majesté combien ces braves l'adorent, vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de sa maîtresse qu'ils l'ont été de Votre personne. »
Il écoute Lannes. Il aime ses soldats pour l'amour qu'ils lui portent, et le dit dans la proclamation qu'il écrit.
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