- Je suis votre protecteur, dit Napoléon calmement. Toutes nos armées sont en mouvement. Je me porte fort bien et j'ai bonne espérance de venir à bout de tout ceci.
L'attente de ce roi, de tous ces princes, l'oblige à réussir.
On lui fait admirer les plafonds peints par Tiepolo et les tableaux de ce peintre qui, avec des natures mortes de l'école italienne, décorent les galeries.
Il retient dans l'un des salons l'archiduc Ferdinand, frère de l'empereur d'Autriche François II. Il interroge l'archiduc. Il se sent maintenant au centre de ce réseau de dynasties européennes, et, quand l'archiduc lui vante les avantages d'une alliance avec l'Autriche, il approuve. Il ne fait que reprendre la tradition de la monarchie française, un temps interrompue.
Lorsqu'il se retire dans sa chambre, il convoque son secrétaire.
Les idées, les visions d'avenir se bousculent dans sa tête comme si la guerre qui n'est pas encore officiellement déclarée était déjà terminée, et qu'il l'eût gagnée. Mais il n'a jamais pu s'empêcher d'aller au-delà du présent et de l'avenir proche, pour dessiner à grands traits les lignes de son futur.
Il dicte une dépêche pour l'ambassadeur de France à Vienne, La Rochefoucauld.
« Ma position et mes forces sont telles, dit-il, que je n'ai à redouter personne, mais enfin tous ces efforts chargent mes peuples. »
Il faudrait donc un allié. La Prusse ne mérite aucune confiance. Restent la Russie et l'Autriche. « La marine a fleuri autrefois en France par le bien que nous a fait l'alliance de l'Autriche, dit-il. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester tranquille, sentiment que je partage aussi de cœur. »
Il lit les rapports de ses maréchaux, puis, apaisé, il se couche. Sa tête est en ordre.
Il se lève tôt. Le ciel est clair.
Visitons la cathédrale de Würzburg .
Il galope en tête de la cavalcade des aides de camp et des princes allemands.
Tout à coup il sent un choc. Il se retourne, aperçoit une paysanne que son cheval a renversée et qui reste à terre. Il s'arrête, descend de son cheval, se précipite vers la femme, ordonne qu'on la relève, demande qu'on traduise ce qu'il va lui dire. Il lui offre de l'argent, marque son regret pour l'incident, puis il a un geste affectueux de compassion.
Il faudrait que le monde soit sans violence. Il faudrait... mais il ne peut même pas rêver, penser cela. La guerre est dans l'ordre de la nature.
Lorsqu'il rentre au palais du grand-duc, il écrit rapidement quelques lignes à Joséphine, dont il a reçu une lettre éplorée.
« Je ne sais pourquoi tu pleures, tu as tort de te faire du mal. Le courage et la gaieté, voilà la recette.
« Adieu, mon amie ; le grand-duc m'a parlé de toi.
« Napoléon »
Il quitte Würzburg le lundi 6 octobre à 3 heures du matin. Au fur et à mesure que la nuit se retire et que le brouillard se dissipe, il découvre ces forêts et ces collines que ses troupes ont déjà franchies. Il reconnaît ces paysages qu'il a longuement imaginés en regardant les cartes. C'est dans ce relief-là, dans cette marqueterie de plateaux, de montagnes et de vallées qu'il veut livrer bataille, au-delà de Bamberg.
Il entre dans la ville, longe la rivière Regnitz, et arrive à la Neue Residenz, qui domine la ville. Caulaincourt a emménagé dans le bâtiment, le quartier général. La cité est envahie par les troupes.
Napoléon prend connaissance des dépêches. Il peste. Les courriers ne vont pas assez vite.
« Dans une guerre comme celle-ci, s'exclame-t-il, on ne peut arriver à de beaux résultats que par des communications très fréquentes ! Mettez cela au rang de vos premiers soins. »
Où sont les troupes de Brunswick ? demande-t-il.
« Ils ne s'attendent pas à ce que nous voulons faire : malheur à eux s'ils hésitent et s'ils perdent une journée ! »
Maintenant, en effet, chaque minute compte. Il reçoit le général Berthier qui lui apporte un ultimatum envoyé à Paris dès le 26 septembre et dans lequel Frédéric-Guillaume exige que la Grande Armée se retire en deçà du Rhin avant le 8 octobre.
Napoléon froisse le papier, le jette, marche à grands pas, les mains derrière le dos. De temps à autre il prend une prise. Il parle d'une voix irritée. Qu'est-ce que ce roi de Prusse ? Pense-t-il que la France est celle de 1792 ?
- Se croit-il en Champagne ? Veut-il reproduire son Manifeste ? Vraiment, j'ai pitié de la Prusse, je plains Guillaume.
Il est victime, lance-t-il, d'une reine habillée en amazone, portant l'uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt-cinq lettres par jour pour exciter de toutes parts l'incendie.
- Ce roi ne sait pas quelles rhapsodies on lui fait écrire. C'est par trop ridicule ! Il ne le sait pas !
Napoléon s'arrête devant Berthier.
- Berthier, on nous donne pour le 8 un rendez-vous d'honneur. Jamais un Français n'y a manqué. Mais comme on nous dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois et marchons, sans nous coucher, sur la Saxe.
Il parcourt plusieurs fois la pièce en silence. Les mots montent en lui, comme d'une source profonde, jaillissante. Il se tourne vers son secrétaire. Il dicte une proclamation à la Grande Armée :
« Soldats, l'ordre pour votre rentrée en France était parti ; vous vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches. Des fêtes triomphales vous attendaient... »
Il s'arrête. Il le sait bien : les soldats rêvaient au retour chez eux, à la paix.
« Mais des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin », poursuit-il.
Il pense au Manifeste de Brunswick de 1792. Les hommes de la Grande Armée doivent se souvenir de ces menaces sur Paris, de cette morgue de Prussiens et d'émigrés, et de leur défaite à Valmy. Il faut faire revivre ce passé.
« La même faction, le même esprit de vertige qui conduisit il y a quatorze ans les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine dans leurs conseils, reprend-il. Leurs projets furent confondus alors, ils trouvèrent dans les plaines de la Champagne la défaite, la mort et la honte. Mais les leçons de l'expérience s'effacent et il est des hommes chez lesquels le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais... »
Il parle aux soldats et il se parle à lui-même.
« Marchons donc, puisque la modération n'a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans ! »
Qu'on lise cette proclamation devant les soldats, ordonne-t-il.
C'est la guerre qui commence, les escarmouches aux avant-postes. C'est là qu'il veut, qu'il doit être. Tout en lui est mouvement.
Il quitte Bamberg. Il n'a confiance que dans son regard. Il veut reconnaître lui-même le défilé de Saalburg, voir de ses yeux les troupes du général prussien Tauenzien, inspecter lui-même les soldats qui bivouaquent sur les hauteurs en avant de Schleiz où vient de se dérouler le premier affrontement.
Les hommes se lèvent sur son passage, crient : « Vive l'Empereur ! » Il s'arrête, les félicite, lance :
- La conduite des Prussiens est indigne. Ils ont incorporé un bataillon saxon entre deux bataillons prussiens pour être ainsi sûrs d'eux, une telle violation de l'indépendance et une telle violation contre une puissance plus faible ne peuvent que révolter toute l'Europe.
Mais le moment n'est plus aux protestations. C'est celui des armes.
Il entend au loin une canonnade. Ce sont les troupes du maréchal Lannes qui attaquent à Saalfeld l'avant-garde du prince de Hohenlohe commandée par le prince Louis de Prusse, l'un des plus ardents partisans de la guerre contre la France.
Napoléon veut aller plus loin, vers l'avant. Il donne des ordres à Caulaincourt pour que son quartier général soit porté à Auna. C'est là qu'arrivent les rapports de Lannes puis de Murat. Il les lit debout, impatient.
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