Napoléon lui donne ses ordres. Il faut faire croire que les chevaux sont expédiés à Compiègne - comme s'il s'agissait d'aller chasser dans la forêt, précise-t-il.
- La Prusse a perdu la tête, murmure-t-il.
Il fait quelques pas. La guerre n'est peut-être pas encore inéluctable. Il a envoyé déjà des officiers de renseignements sur les routes d'Allemagne, entre Bamberg et Berlin. Il veut connaître tous les chemins, l'état des fortifications, les mouvements des troupes prussiennes. Mais, il le rappelle à Caulaincourt, il ne faut donner aucun signe de préparation à la guerre, ou qui permette de penser que l'Empereur s'apprête à quitter Paris.
- Il faut la plus grande prudence, insiste-t-il. Je n'ai aucun projet sur Berlin.
Vrai ou faux ? Cela dépend. Il voudrait la paix, mais comment la faire, dès lors que la Prusse et la Russie, poussées par l'Angleterre, ne la veulent pas ? Et, de ces trois nations, la seule qu'il peut rapidement mettre à terre, brisant ainsi la coalition des trois, c'est la Prusse. Alors, il a déjà donné ses ordres. Chaque jour, il inspecte ses troupes sur le plateau dominant le bois de Meudon. Il y a vu quinze mille hommes, pour la plupart de jeunes conscrits. Mais ce matin, ajoute-t-il en entraînant Caulaincourt, il passe en revue la garde impériale et les troupes des garnisons de Paris et de Versailles dans la plaine des Sablons.
Il descend rapidement les escaliers du château. Ses aides de camp l'entourent. Des soldats de la Garde lancent : « Vive l'Empereur ! » Napoléon s'avance vers eux, s'attarde, pince l'oreille de quelques grenadiers, prononce quelques mots. De nouveaux vivats éclatent.
Au moment de monter à cheval, Napoléon se penche, dit à Caulaincourt :
- Le fanatisme militaire est le seul qui me soit bon à quelque chose. Il en faut pour se faire tuer.
Puis il donne un coup d'éperon et le cheval s'élance.
Il passe sur le front des troupes. Elles forment dans la brume matinale un immense carré zébré par l'éclat de l'acier des baïonnettes et des sabres, et pointillé ici et là par les parements colorés ou blancs des uniformes.
Il caracole. Il écoute les vivats des soldats. Quelque chose hésite en lui, comme si l'élan et l'enthousiasme d'autrefois avaient du mal à se déployer, à l'emporter, retenus qu'ils sont par la lassitude, le sentiment de la répétition.
Tout recommence une nouvelle fois. La marche des armées. Les champs de bataille où hurlent les blessés. Et la victoire aussi. Car il va vaincre.
Son plan est déjà dessiné dans sa tête. Il ira à Mayence, puis à Würzburg. On passera le Frankenwald et on débouchera dans la plaine de Bamberg. Les troupes se rassembleront dans cette région. Elles franchiront les monts de Thuringe et se dirigeront vers Erfurt, Weimar, Leipzig, Iéna, et là, entre ces villes, se déroulera la bataille. Puis, les armées prussiennes bousculées, on gagnera Berlin.
Il ne connaît pas cette capitale. Il pense à Frédéric le Grand, ce fondateur d'État, ce chef de guerre, ce créateur d'armée qu'il admire. Il imagine d'entrer dans son château de Sans-Souci à Potsdam, de visiter son tombeau, là où, l'année précédente, en octobre 1805, le tsar Alexandre, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III et son épouse, la reine Louise, ont prêté serment d'alliance.
Contre moi .
La reine Louise, l'âme forte de cette coalition. Elle répète à tous : « Napoléon n'est qu'un monstre sorti de la fange. » L'ambassadeur de France l'a rapporté.
Napoléon arrête son cheval, regarde les troupes.
- J'ai près de cent cinquante mille hommes, dit-il d'une voix forte. Je puis avec cela soumettre Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg.
La guerre, donc.
Il rentre à Saint-Cloud.
« Si véritablement je dois encore frapper, dit-il, l'Europe n'apprendra mon départ de Paris que par la ruine entière de mes ennemis. [...] Il est bon, continue-t-il, que les journaux me peignent occupé à Paris de plaisirs, de chasses et de négociations. »
Si cela était...
Il se surprend à imaginer cette vie pacifique, dans le calme et le faste des châteaux. Il organiserait l'Europe. Il bâtirait. Il irait de l'une de ses capitales à l'autre. Il aurait tant à faire.
Il dicte, le 12 septembre, une lettre pour Frédéric-Guillaume III.
« Je considère cette guerre comme une guerre civile... Si je suis contraint de prendre les armes pour me défendre, ce sera avec le plus grand regret que je les emploierai contre les troupes de Votre Majesté. »
Mais les troupes prussiennes sont déjà en marche. Le 18 septembre, elles occupent Dresde.
Les dés sont jetés. Il n'est plus temps de s'interroger. Il faut dicter au général Clarke, pendant plus de deux heures, le plan des mouvements de l'armée. Il faut donner l'ordre à la garde impériale de se mettre en route pour l'Allemagne.
Il faut veiller à chaque détail.
Napoléon écrit à Eugène : « Les affaires se méditent de longue main et, pour arriver à des succès, il faut penser plusieurs mois ce qui peut arriver. » Et, à cette guerre contre la Prusse, Napoléon songe depuis longtemps, sans la souhaiter, en espérant même l'éviter, mais en en ayant envisagé le déroulement.
Maintenant, il ne s'agit plus que de laisser sa pensée se dérouler.
Il dit à Berthier : « Je ne veux pas plus de quatre cents voitures. Mais je n'entends pas que la moitié soient des caissons d'outils ou des effets d'artillerie des compagnies. J'entends que ce soient des cartouches d'infanterie, des cartouches de canon, pour réparer des pertes et pour avoir vingt ou trente pièces de canons de plus en batterie le jour de la bataille. »
Il dit au maréchal Soult : « Je débouche avec toute mon armée sur la Saxe par trois débouchés. Vous êtes à ma droite, ayant à une demi-journée derrière vous le corps du maréchal Ney... Le maréchal Bernadotte est à la tête de mon centre... Il a derrière lui le corps du maréchal Davout, la plus grande partie de la réserve de la cavalerie de ma Garde... Avec cette immense supériorité de forces réunies sur un espace si étroit, vous sentez bien que je suis dans la volonté de ne rien hasarder et d'attaquer l'ennemi partout où il voudra tenir, avec des forces doubles... Vous sentez bien que ce serait une belle affaire que de se porter autour de cette place, Dresde, en un bataillon carré de deux cent mille hommes, cependant tout cela demande un peu d'art et quelques événements. »
Ce sont les derniers plans avant que les armées ne se mettent vraiment en mouvement. Et il sait qu'alors tout peut dépendre d'une circonstance imprévue, que les projets les plus précis peuvent être bouleversés, et que seules comptent, sur le terrain, l'acuité du regard et la rapidité de la décision.
Et c'est pourquoi il doit être au milieu de ses troupes, c'est pourquoi il doit courir aux avant-postes, essuyer les coups de feu de l'ennemi, pour voir de plus près le dispositif de l'adversaire.
C'est pourquoi il va devoir quitter Paris, le château de Saint-Cloud.
À cette idée, il est à nouveau saisi par un sentiment de lassitude, qu'il refoule, en voyant les cartes, en organisant une diversion au nord, puisqu'il compte avancer au sud.
« Comme mon intention n'est pas d'attaquer de votre côté, écrit-il à Louis, roi de Hollande, je désire que vous entriez en campagne le premier pour menacer l'ennemi. Les remparts de Wesel et le Rhin vous serviront de refuge à tout événement... » Et, parce qu'il sait que son frère manque d'énergie, hésite, il le rassure : « J'écraserai tous mes ennemis. Le résultat de tout ceci accroîtra vos États et sera une paix solide ; je dis solide parce que mes ennemis seront abattus et dans l'impuissance de remuer de dix ans. »
Читать дальше