— Vous croyez ?…
Il grommela, en arpentant les trois pièces :
— Je ne crois rien ! Je cherche ! J’élimine ! Et, jusqu’ici, vous êtes la seule qui puissiez être logiquement éliminée, à moins de croire à la complicité de Duclos ou de Mme Popinga…
— Vous… vous…
Mais il poursuivit pour lui-même :
— Duclos a pu tirer, soit de sa chambre, soit de la salle de bains, c’est évident !… Mme Popinga aurait pu, elle, pénétrer dans la salle de bains… Mais le professeur, qui y est entré tout de suite après le coup de feu, ne l’y a pas vue… Au contraire ! Il l’a vue qui sortait de chez elle quelques secondes plus tard…
Ne perdait-elle pas un peu de sa timidité ? L’étudiante reprenait le dessus sur la jeune fille, comme par le fait de cet exposé technique.
— On a pu tirer d’en bas… dit-elle, le regard plus pointu, son maigre corps tout raidi. Le docteur dit…
— N’empêche que le revolver qui a tué votre beau-frère est bien celui que Duclos avait à la main… A moins que l’assassin ne l’ait lancé au premier étage, par la fenêtre…
— Pourquoi non ?
— Evidemment ! Pourquoi non ?
Et il descendit sans l’attendre cet escalier qui semblait trop étroit pour lui et dont les marches craquaient sous son poids.
Il retrouva Mme Popinga debout dans le salon, à la même place, eût-on dit, que quand il l’avait quittée. Any le suivait.
— Cornélius venait souvent ici ?
— Presque tous les jours… Il ne prenait des leçons que trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi… Mais il venait les autres jours… Ses parents habitent les Indes… Il y a un mois, il a appris que sa mère était morte, déjà enterrée quand il a reçu la lettre… Alors…
— Et Beetje Liewens ?
Il y eut une certaine gêne. Mme Popinga regarda Any. Any baissa les yeux.
— Elle venait…
— Souvent ?
— Oui…
— Vous l’invitiez ?
Cela devenait plus aigu, plus précis. Maigret sentait qu’il avançait, sinon dans la découverte de la vérité, du moins dans la pénétration de la vie de la maison.
— Non… oui…
— Je crois qu’elle n’a pas le même caractère que vous et que Mlle Any ?
— Elle est très jeune, n’est-ce pas ?… Son père était un ami de Conrad… Elle nous apportait des pommes, ou des framboises, ou de la crème…
— Elle n’était pas amoureuse de Cor ?
— Non !…
C’était catégorique.
— Vous ne l’aimiez pas beaucoup ?
— Pourquoi non ?… Elle venait… Elle riait… Elle parlait tout le temps… Comme un oiseau, vous comprenez ?…
— Vous connaissez Oosting ?
— Oui…
— Il était en relation avec votre mari ?
— L’an dernier, il a fait placer un moteur neuf sur son bateau… Alors, il a demandé conseil à Conrad… Conrad lui a fait les plans… Ils sont allés chasser le zeehond… comment dites-vous en français ?… Le chien… oui, le chien de mer, sur les bancs de sable…
Et soudain :
— Vous pensez que ?… La casquette, peut-être ?… C’est impossible… Oosting !…
Et elle gémit, à nouveau bouleversée :
— Oosting non plus !… Non ! personne !… Personne ne peut avoir tué Conrad… Vous ne l’avez pas connu… Il… il…
Elle détourna la tête, parce qu’elle pleurait. Maigret préféra se retirer. On ne lui tendit pas la main et il se contenta de s’incliner en grommelant des excuses.
Dehors, il fut surpris par la fraîcheur humide qui se dégageait du canal. Et, sur l’autre rive, non loin du chantier de réparation de bateaux, il aperçut le Baes en conversation avec un jeune élève de l’Ecole navale en uniforme.
Ils étaient debout tous les deux dans le crépuscule. Oosting semblait discourir avec énergie. Le jeune homme baissait la tête et l’on ne voyait que le pâle ovale de son visage.
Maigret compris que cela devait être Cornélius. Il en fut sûr quand il distingua un brassard noir sur la manche de drap bleu.
IV Les bois flottés de l’Amsterdiep
Ce ne fut pas une filature au sens strict du mot. A aucun moment Maigret n’eut en tout cas l’impression qu’il espionnait quelqu’un.
Il sortait de la maison des Popinga. Il faisait quelques pas. Il apercevait deux hommes de l’autre côté du canal, et il s’arrêtait carrément pour les observer. Il ne se cachait pas. Il était debout de toute sa taille au bord de l’eau, la pipe aux dents, mains dans les poches.
Mais c’est peut-être parce qu’il ne se cachait pas, parce que néanmoins les autres ne l’avaient pas vu et qu’ils poursuivaient leur entretien passionné, qu’il y eut dans cet instant-là quelque chose d’émouvant.
La rive du canal sur laquelle se tenaient les deux hommes était déserte. Un hangar se dressait au milieu d’un chantier où deux bateaux étaient à sec, étayés par des madriers. Des canots pourrissaient hors de l’eau.
Enfin, sur le canal même, les troncs d’arbres, qui ne laissaient voir qu’un mètre ou deux de la surface liquide et donnaient au paysage comme un parfum exotique.
C’était le soir. Une demi-obscurité régnait et pourtant l’air restait limpide, laissait aux couleurs toute leur pureté.
Le calme était si intense qu’il surprenait, et que le coassement d’une grenouille, dans une mare lointaine faisait sursauter.
Le Baes parlait. Il n’élevait pas la voix. Mais on sentait qu’il martelait les syllabes, qu’il voulait être compris ou obéi. Tête basse, le jeune homme en costume d’aspirant écoutait. Il portait des gants blancs qui mettaient deux taches crues, les seules, dans le paysage.
Soudain, il y eut un appel déchirant. C’était un âne qui commençait à braire, derrière Maigret, dans un pré. Et cela suffit pour rompre le charme. Oosting regarda dans la direction de la bête, qui s’en prenait au ciel, aperçut Maigret, laissa errer son regard sur lui, sans broncher.
Il dit encore quelques mots à son compagnon, enfonça le court tuyau de sa pipe en terre dans sa bouche et se dirigea vers la ville.
Cela ne signifiait rien, ne prouvait rien. Maigret marchait, lui aussi, et tous deux cheminaient de conserve, chacun sur une rive de l’Amsterdiep.
Mais le chemin que suivait Oosting s’écartait bientôt de la berge. Le Baes ne tardait pas à disparaître derrière de nouveaux hangars. Pendant près d’une minute, on continua à entendre le martèlement lourd de ses sabots.
C’était la nuit, à un halo imperceptible près. Des lampes venaient de s’allumer dans la ville et le long du canal, où l’éclairage cessait au-delà de la maison des Wienands. L’autre rive, non habitée, restait dans l’ombre.
Maigret se retourna, sans savoir pourquoi. Il grogna, parce que l’âne lançait un nouvel hihan désespéré.
Et il vit au loin, plus loin que les maisons, deux petites taches blanches qui dansaient au-dessus du canal. C’étaient les gants de Cornélius.
Si l’on n’y prêtait attention, et surtout si l’on oubliait que la surface de l’eau était encombrée par les arbres, le spectacle était fantomatique. Ces mains qui s’agitaient dans le vide. Le corps qui se confondait avec la nuit. Et sur l’eau le reflet de la dernière lampe électrique.
On n’entendait plus les pas d’Oosting. Maigret s’achemina vers les dernières maisons, passa à nouveau devant celles des Popinga, puis devant celle des Wienands.
Il ne se cachait toujours pas, mais il savait qu’il devait lui aussi se confondre avec la nuit. Il suivait les gants des yeux. Il comprenait. Cornélius, pour ne pas faire le tour par Delfzijl, où il y avait un pont sur le canal, franchissait l’eau en s’aidant des troncs d’arbres qui formaient radeau. Au milieu, il avait un bond de deux mètres à faire. Les mains blanches s’agitèrent davantage, décrivirent une courbe rapide et l’eau clapota.
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